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1843-4 : l’expert propose, le juge dispose

Lettre CREDA-sociétés 2024-03 du 28 février 2024

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L’expert de l’art. 1843-4 C. civ. peut, pour ne pas retarder le cours de ses opérations, retenir plusieurs évaluations de la valeur des droits sociaux correspondant aux interprétations de la convention de cession revendiquées par les parties, à charge pour le juge de trancher en décelant leur commune intention. L’évaluation retenue peut ne pas être conforme aux principes comptables en vigueur, si elle est justifiée par le principe de permanence des méthodes comptables (Cass. com., 17 janv. 2024, n° 22-15.897).

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L’expert de l’art. 1843-4 C. civ. n’en finit pas de faire parler de lui : hier sur la possibilité de faire appel de la décision ne le nommant pas (Com., 25 mai 2022, n° 20-14.352) ou le nommant (Com. 25 mai 2022, n° 20-18.307) ; avant-hier sur la force obligatoire de la méthode d’évaluation des droits retenue par les associés (Art. 37, Ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014).

Des questions restaient toutefois à éclaircir, car déterminer que la méthode d’évaluation retenue par les parties s’impose à l’expert ne lui est pas d’un grand secours quand cette méthode peut conduire à des résultats différents.

En l’espèce, plusieurs associés ont cédé la totalité de leurs droits sociaux à deux sociétés cessionnaires. L’acte de cession prévoyait un ajustement de prix calculé après un arrêté des comptes et qu’en cas de désaccord, l’expert de l’art. 1843-4 devait intervenir. Les cédants ont, postérieurement à la vente, demandé un complément de prix, aboutissant à la nomination de l’expert.

Toute la difficulté consistait dans la méthode retenue, car les sociétés cédées appliquaient une méthode comptable apparemment non conforme à la réglementation en vigueur. Mais la convention prévoyait que le prix serait établi « selon les principes comptables en vigueur » et qu'en cas de désaccord, l'expert « devra appliquer les dispositions de la présente convention et en particulier les principes comptables en vigueur ».
Deux solutions existaient donc : appliquer la méthode incorrecte retenue par les sociétés cédées ou bien la « bonne » méthode, conforme aux principes comptables.

Et l’expert a justement proposé ces deux évaluations différentes, à charge pour le juge de trancher. La Cour d’appel retient qu’une telle proposition est possible, ce que confirme la Cour de cassation, laquelle juge que l’expert peut soumettre plusieurs estimations, à charge pour le juge de retenir celle correspondant à la commune intention des parties, quand bien même elle semble incorrecte au vu de de la réglementation.

Cela mérite discussion, tant sur le fait que la Cour avalise la méthode consistant à proposer plusieurs évaluations au juge que sur le fait que l’expert puisse retenir une méthode non conforme.

I.- Les propositions d’évaluation

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Première affirmation de la Cour, « l'expert peut, afin de ne pas retarder le cours de ses opérations, retenir différentes évaluations correspondant aux interprétations de la convention respectivement revendiquées par les parties, à charge pour le juge, après avoir procédé à la recherche nécessaire de la commune intention des parties, d'appliquer l'évaluation correspondante, laquelle s'impose alors à lui ». Dont acte, mais l’affirmation s’accompagne de plusieurs précautions, dont la portée est incertaine.

D’abord, la possibilité de retenir différentes évaluations est posée « afin de ne pas retarder le cours de ses opérations ». S’agit-il d’une condition nécessaire impliquant que si l’expert dispose d’un temps relativement long ou que retenir une évaluation exacte ne rallonge pas le délai d’expertise, il ne pourrait pas proposer plusieurs évaluations ? Cela paraîtrait étrange, car le juge aurait alors bien des difficultés à contrôler cette condition. D’autant que retenir plusieurs évaluations est souvent plus long que n’en retenir qu’une. Il faut sans doute y voir davantage une justification de la solution qu’une condition donnée à son application, davantage de clarté eût été néanmoins appréciable. Précision importante : cette pluralité d’évaluations n’est pas obligatoire, la Cour estimant que l’expert « peut » et non « doit » retenir plusieurs évaluations. Selon quel critère peut-il choisir d’en écarter une pour ne pas en proposer plusieurs ? Cela n’est pas dit. Justifier qu’il pourrait renoncer à une des évaluations revendiquées pour trancher lui-même conduirait néanmoins à contredire le sens de l’arrêt, le « peut » ressemble donc fort à un « doit »…

Ensuite, ces différentes évaluations doivent correspondre « aux interprétations de la convention respectivement revendiquées par les parties ». L’expert ne peut donc retenir une interprétation de la convention que ne revendiquent pas les parties. On pourrait fonder cette affirmation sur la formulation de l’art. 1843-4 C. civ. : il « est tenu d'appliquer, lorsqu'elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties ». Néanmoins, ces « règles et modalités » peuvent pointer dans une autre direction que ce que revendiquent les parties. On l’aura compris, toute la tension se situera entre une interprétation formaliste ou objective de l’acte (ce que l’acte dit) et une interprétation subjective (ce que les parties ont voulu). En droit français, la primeur échoit normalement à la seconde de ces interprétations (art. 1188 C. civ.), qui redevient la règle s’imposant au juge lorsqu’il décide laquelle des deux interprétations doit prévaloir.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser d’abord, l’arrêt ne libère pas l’expert de la détermination de la commune intention des parties en le cantonnant à son rôle technique. Au contraire, il laisse cet expert faire un premier tri, en écartant les interprétations que ne revendiquent pas les parties. Surtout, il semble l’empêcher justement de retenir une interprétation « objective » de l’acte, si celle-ci n’est pas « revendiquée ».
Il est possible d’ajouter que les interprétations « revendiquées » par les parties peuvent ne pas inclure leur commune intention lors de la conclusion du contrat. Dit autrement, le contentieux tend à rendre extrêmes des positions qui ne l’étaient pas tant lors de la phase d’accord. Dans certains cas, la solution posée pourra conduire à écarter la commune intention des parties, car elle n’avait pas été revendiquée par elles et ne pouvait donc être retenue par l’expert.

Enfin, notons que la solution écarte d’office le second alinéa de l’art. 1188 C. civ. selon lequel si cette commune intention des parties ne peut être décelée, alors le juge doit interpréter l’acte « selon le sens que lui donnerait une personne raisonnable placée dans la même situation ». La commune intention des parties pourra toujours être décelée étant donné qu’elle correspond, d’après la Cour, à une de celles revendiquées…

II.- L’évaluation selon une méthode non conforme

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n° 2024-03 du 28 février 2024

Creda 2024-03

 

La Cour de cassation approuve la Cour d’appel : « après avoir retenu qu'il n'est pas justifié que l'administration fiscale soit intervenue pour reprocher aux sociétés cédées la méthode appliquée de manière permanente pour comptabiliser les produits constatés d'avance, l'arrêt énonce qu'un changement de méthode comptable pour calculer la variation de prix aurait conduit à modifier les bases sur lesquelles les parties s'étaient entendues sur le prix […]. Il ajoute que cette modification, à la supposer justifiée par la nécessité de respecter les dispositions du code général des impôts, aurait en outre été à l'encontre du principe de permanence des méthodes comptables ». i.e. certes la méthode est peut-être fausse, mais l’administration fiscale ne l’a pas constaté. De surcroît, en retenir une autre aurait été contraire à l’intention des parties comme au principe de permanence des méthodes comptables.

Ainsi, la Cour d’appel « n'a pas tenu pour établi que la méthode de comptabilisation des produits constatés d'avance appliquée était contraire aux règles fiscales ». On lit pourtant dans l’arrêt d’appel que « selon l'expert, le principe de calcul des produits constatés d'avance appliqué par les cédants n'était pas complètement en conformité avec les dispositions de l'article 2 bis de l'article 38 du code général des impôts » (CA Rennes, 22 mars 2022, n° 19/07354) et que ses conclusions n’étaient pas contestées par les parties. Le fait que l’administration fiscale ne soit pas intervenue n’est alors pas un critère très effectif afin de valider une méthode comptable semblant légitimement contestable.

Mais peu importe, car l’essentiel réside dans le principe de permanence des méthodes comptables, lequel est, selon la Cour de cassation, de nature à justifier la méthode retenue, fût-elle incorrecte.

Le pourvoi n’était pourtant pas dépourvu de pertinence quand il affirmait que « l'expert désigné sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil n'est pas lié par les modalités d'évaluation du prix de cession de titres fixée par les parties, dès lors que celles-ci ne sont pas conformes à la réglementation en vigueur ». Il faut donc comprendre que ces modalités illégales sont palliées par le principe de permanence des méthodes comptables, vu comme doté d’une prééminence normative, ce qui n’a rien d’évident ; c’est sans doute pour cela que la Cour couple cet argument avec celui selon lequel l’irrégularité n’avait pas été tenue pour établie.

Jean-Baptiste BARBIÈRI
Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas

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