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Coup d’accordéon : la réduction du capital à zéro indissociable de son augmentation

Soumis par sfournier le mer 25/01/2023 - 12:55

Lettre CREDA-sociétés 2023-02 du 25 janvier 2023

Dans un arrêt du 4 janvier 2023 (Cass. com., 4 janv. 2023, n° 21-10.609, F-B), la Cour de cassation énonce que, dans une société par actions, la réduction du capital à zéro ne peut produire légalement effet tant que l’augmentation de son capital n’a pas été réalisée. Jusqu’à cette augmentation effective du capital, les actionnaires concernés par la réduction demeurent associés. La solution est opportune, mais la référence à l’article L. 224-2 du Code de commerce peut surprendre.

 

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Contexte de la solution

En 2015, les actionnaires d’une société par actions simplifiée avaient décidé la réduction du capital à zéro et l’augmentation du capital par création d’actions nouvelles, avec maintien du droit préférentiel de souscription. Seul l’actionnaire majoritaire souscrivit à celle-ci. Un des actionnaires minoritaires, ainsi évincé, avait alors saisi le juge des référés afin de demander la suspension des décisions de cette assemblée. Il estimait n’avoir pas été mis en mesure de souscrire à cette augmentation du capital. Dans son ordonnance, le Président du tribunal de commerce fit droit à sa demande en suspendant les résolutions de l’assemblée constatant la souscription de l’augmentation du capital, mais non celles relatives à la réduction du capital à zéro et au principe de son augmentation.

Un mois après la décision du juge des référés, l’actionnaire majoritaire – se croyant associé unique – décida d’un apport partiel d’actif d’une branche d’activité de la SAS à une autre société, détenue par la SAS et une autre personne. Le minoritaire évincé a alors agi en nullité de la décision d’apport partiel d’actif ; mais la Cour d’appel de Paris déclara irrecevable son action. Le minoritaire évincé n’avait plus, selon elle, la qualité d’associé au jour de l’introduction de son action, ce qui le privait donc de toute qualité à agir en nullité de la délibération litigieuse. Pour justifier sa solution, la cour d’appel avait retenu que le juge des référés n’avait suspendu que la seule résolution relative à la souscription de l’augmentation de capital. Celle relative à la réduction du capital était toujours effective de sorte que le minoritaire avait perdu sa qualité d’actionnaire.

Solution de la Cour

Au visa des articles L. 210-2 et L. 224-2 du Code de commerce, la chambre commerciale énonce que « la réduction à zéro du capital d’une société par actions n’est licite que si elle est décidée sous la condition suspensive d’une augmentation effective de son capital amenant celui-ci à un montant au moins égal au montant minimum légal ou statutaire ». Elle en conclut que la cour d’appel aurait dû déduire de la suspension de la réalisation de l’augmentation de capital que « la résolution décidant de la réduction à zéro du capital de la société ne pouvait, sauf à priver cette société de tout capital, légalement produire effet, peu important que la suspension de cette résolution n’ait pas été ordonnée en référé, de sorte que [le minoritaire] avait conservé, à la date à laquelle il avait introduit son action, la qualité d’actionnaire ». L’arrêt d’appel est donc cassé.

Il ne paraît pas très contestable que le minoritaire avait toujours la qualité d’associé au jour de l’introduction de son action en nullité de l’apport partiel d’actif. Dans le cas contraire, il aurait fallu admettre qu’aucune personne n’avait la qualité d’associé depuis la suspension de l’augmentation de capital par le juge des référés. On aurait été alors confronté à une figure insolite : la société sans associé ! Il est donc parfaitement opportun de conférer un caractère indissociable de la réduction du capital à zéro avec son augmentation subséquente dès lors que l’on tient pour acquis – mais la question pourrait être discutée – que la réduction du capital à zéro emporte la perte de la qualité d’associé. Pour justifier cette solution opportune, la Cour de cassation se fonde sur deux textes : les articles L. 224-2 et L. 210-2 du Code de commerce.

L’article L. 224-2 du Code de commerce

L’article L. 224-2 du Code de commerce, figurant dans le chapitre intitulé « Dispositions générales applicables aux sociétés par actions », fixe dans son premier alinéa à 37 000 € le capital social minimum dans une société par actions. Dans son deuxième alinéa, il est prévu que « la réduction du capital social à un montant inférieur ne peut être décidée que sous la condition suspensive d’une augmentation de capital destinée à amener celui-ci à un montant au moins égal au montant prévu à l’alinéa précédent ». En cas d’inobservation de cette exigence, toute personne peut demander en justice la dissolution de la société. La référence à cet article suscite au moins deux difficultés.

  • La première, et non des moindres, est que cet article n’est pas applicable à la société par actions simplifiée. Le troisième alinéa de l’article L. 227-1 du Code de commerce exclut expressément l’application de l’article L. 224-2 à la SAS et ce depuis la loi LME du 4 août 2008.
  • La seconde difficulté réside dans le fait que la chambre commerciale n’applique pas véritablement ce texte. En effet, ce texte ne confère pas un caractère indissociable entre la réduction du capital en-dessous du minimum légal et l’augmentation du capital. Cette disposition envisage seulement la possibilité de demander la dissolution de la société sous réserve d’une éventuelle régularisation, ce qui démontre que la réduction du capital produit tout de même effet.

L’article L. 224-2 n’est donc ni applicable, ni appliqué par la chambre commerciale. Il est alors possible de douter qu’il soit le fondement de la solution ainsi retenue. Tout au plus, cette disposition constitue-t-elle une source d’inspiration dont elle aurait dû se garder d’en faire mention dans le visa. L’inspiration n’est pas particulièrement heureuse, d’ailleurs, lorsque la Cour précise que l’augmentation effective du capital doit amener celui-ci à un montant au moins égal au minimum légal – elle vise les SA et SCA – ou statutaire – elle vise les SAS. En dehors des sociétés à capital variable, quels statuts de SAS fixent un montant minimal du capital social que les associés ne pourraient jamais modifier ?

L’article L. 210-2 du Code de commerce

L’article L. 210-2 énumère les différents éléments que doivent déterminer les statuts d’une société commerciale et parmi lesquels figure le montant du capital social. De ce texte, la Cour de cassation paraît en déduire l’impossibilité, pour une société par actions, d’être dépourvue de tout capital social. En effet, dans la conclusion de ses motifs, la chambre commerciale précise que la réduction du capital à zéro ne pouvait « légalement produire effet » en l’absence d’une augmentation effective du capital, car sinon la société serait privée de tout capital social. Assurément, cet article paraît être le véritable fondement de l’arrêt. Quatre remarques.

  • Il serait à nouveau possible de discuter de l’applicabilité à la SAS de l’article L. 210-2 en ce qui concerne la détermination du montant du capital social. L’ordonnance n° 2009-80 du 22 janvier 2009 a supprimé l’alinéa 2 de l’article L. 227-2 énonçant que « le montant du capital social est fixé par les statuts ». Supprimer une disposition du droit spécial reprenant le contenu d’une disposition générale, est-ce évincer le droit commun ? On peut en douter.
  • Toujours est-il que la Cour de cassation applique ce texte et pose donc le principe dans la SAS, et plus généralement dans les sociétés par actions, de l’existence d’un capital social. Et s’il faut un capital social en cours de vie sociale, il est possible logiquement d’en déduire qu’une société par actions ne peut pas être constituée sans capital social, sans apports en nature ou en numéraire, sans capitaux, même si le législateur admet l’émission d’actions inaliénables dans une SAS (C. com., art. L. 227-1).
  • Autre enseignement de cet arrêt, la suspension de l’effet de la réduction du capital à zéro est de source légale, à savoir l’article L. 210-2 imposant l’existence d’un capital social. Il n’est alors pas indispensable de stipuler cette condition suspensive dans la résolution contrairement à ce que suggère l’attendu de principe (« la réduction n’est licite que si elle est décidée sous la condition suspensive… »). D’ailleurs, en l’espèce, une telle condition avait été effectivement stipulée et pourtant la Cour de cassation ne se fonde pas sur elle, et sur le principe de la force obligatoire des contrats, pour retenir sa solution.
  • Dernière remarque : cette solution est-elle transposable à l’ensemble des sociétés commerciales ? La référence à l’article L. 210-2, qui relève du droit commun des sociétés commerciales, inviterait à le penser. Pour autant, la réponse n’est pas évidente tant le capital social n’occupe pas la même place selon que la société est à responsabilité limitée ou non. Par exemple, dans une SARL, l’article L. 223-42 du Code de commerce, traitant de la situation dans laquelle les capitaux propres sont devenus inférieurs à la moitié du capital social, n’aurait aucun sens en l’absence de capital social. C’est la fonction de garantie des tiers, malmenée par l’absence d’un montant minimal, qui justifie l’existence d’un capital social. En revanche, dans une SNC, le capital social assure uniquement une fonction de répartition supplétive des droits financiers ce qui pourrait justifier d’en faire l’économie. D’ailleurs, il est coutume d’enseigner qu’une SNC pourrait être constituée uniquement avec des apports en industrie.


Gauthier Le Noach
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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L’usufruitier n’a pas la qualité d’associé : conséquence fiscale…

Soumis par sfournier le jeu 12/01/2023 - 09:06

Lettre CREDA-sociétés 2023-01 du 11 janvier 2023

La cession de l’usufruit de parts sociales d’une société civile immobilière est-elle soumise au droit d’enregistrement au taux proportionnel de 5 % ? La Cour de cassation répond par la négative dans un arrêt du 30 novembre 2022 (Cass. com., 30 nov. 2022, n° 20-18.884, FS-B). La cession de l’usufruit de droits sociaux est hors du champ des droits de mutation à titre onéreux. La question était inédite. La solution de la chambre commerciale mérite donc d’y consacrer quelques développements, d’autant qu’elle fera l’objet d’une publication au bulletin.

 

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Contexte de la solution

Les droits de mutation à titre onéreux ont un champ d’application beaucoup plus restreint que celui des droits de succession ou de donation. Ils ne frappent que certaines mutations prévues par un texte particulier. L’interprétation de ces textes présente alors un enjeu essentiel car, selon que la mutation entre ou non dans son champ d’application, elle sera ou non soumise aux droits d’enregistrement proportionnels.

En matière de cession de titres sociaux, le I de l’article 726 du Code général des impôts soumet « les cessions de droits sociaux » à un taux, assis sur le prix de cession, de 1 % pour « les cessions d’actions » non négociées sur un marché règlementé – pour celles qui y sont négociées, la taxe est due seulement lorsque la cession est constatée dans un acte –, de 3 % pour « les cessions (…) de parts sociales » et de 5 % pour « les cessions de participations dans des personnes morales à prépondérance immobilière ».

Lorsque la cession porte sur la pleine propriété de parts sociales ou d’actions, l’application des droits de mutation ne fait aucun doute ; mais lorsque la cession porte sur le seul usufruit de titres sociaux, est-on toujours en présence d’une cession de droits sociaux, au sens de l’article 726 du Code générale des impôts, soumise aux droits d’enregistrement proportionnel ? Tel est l’enjeu de l’affaire soumise à la chambre commerciale dans l’arrêt du 20 novembre 2022.

Le cessionnaire de l’usufruit de parts sociales d’une société civile à prépondérance immobilière, ayant estimé que cette cession n’était pas incluse dans le champ d’application de la taxe, s’était contenté d’acquitter, lors de la présentation à l’enregistrement de l’acte de cession, le droit fixe de 125 € (CGI, art. 680). L’Administration fiscale ne partageait pas son avis et lui avait notifié une proposition de rectification des droits d’enregistrement pour un montant de 510 000 €.

Solution en appel

La Cour d’appel de Paris se rallia à la position de l’Administration fiscale en formulant deux arguments (CA Paris, Pôle 5, ch. 10, 29 juin 2020, n° 18/27154). En premier lieu, elle estima que « le terme “cession“, au sens de cet article, n’est pas uniquement limité à l’acte définitif de la cession de l’intégralité d’une ou plusieurs parts sociales, mais s’entend de toute transmission temporaire ou définitive de la part sociale elle-même ou de son démembrement, telle la cession de l’usufruit ou de la nue-propriété, le texte ne distinguant pas selon que la cession porte sur la pleine propriété ou sur un démembrement de celle-ci, même si d’autres dispositions du code général des impôts procèdent à une telle différenciation ». En second lieu, la cour ajoute que « la cession litigieuse a entraîné le transfert d’éléments de participation dès lors qu’en se dépossédant de l’usufruit des titres, les associés de la société civile immobilière NSG, qui ont perdu leur droit au bénéfice des dividendes, ont également perdu leur droit de vote afférent aux parts sociales cédées ».

S’il est important de s’attarder quelques instants sur l’argumentation de la cour d’appel, c’est en raison du double sens qu’elle confère aux « droits sociaux » ou, plus exactement, des deux approches qu’elle retient. Dans un premier sens, qui est l’approche du droit des biens, les droits sociaux désignent la part sociale ou l’action, à savoir le bien meuble par détermination de la loi. Pour les conseillers, la cession de l’usufruit de parts sociales serait effectivement une cession de droits sociaux, la généralité du texte justifiant de ne pas distinguer. Dans un second sens, qui est plutôt celui du droit des sociétés, les droits sociaux seraient les droits attachés à la qualité d’associé, qui, selon la cour, seraient partiellement transmis en cas de cession de l’usufruit de titres sociaux. Ainsi, pour résumer l’argumentation de la Cour d’appel de Paris, il y aurait cession de droits sociaux lorsqu’un droit sur les titres sociaux serait cédé ou, ce qui reviendrait presque au même, lorsque des prérogatives sociales seraient transmises.

Solution de la Cour

La Cour de cassation condamne cette interprétation et casse l’arrêt d’appel.

Dans ses motifs, la chambre commerciale commence par rappeler que, au terme de l’article 726 du Code général des impôts, « les cessions de droits sociaux sont soumises à un droit d’enregistrement proportionnel ». Ce rappel peut paraître bien inutile. Il a néanmoins le mérite de montrer que les termes clés pour l’interprétation de cet article sont « droits sociaux » et non « parts sociales », « actions » ou « participation dans une personne morale ».

Ensuite, en se fondant sur l’article 578 du Code civil, elle énonce que « l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance. Il en résulte que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire, de sorte que la cession de l’usufruit de droits sociaux ne peut être qualifiée de cession de droits sociaux ». La Cour en conclut alors que « la cession de l’usufruit de droits sociaux, qui n’emporte pas mutation de la propriété des droits sociaux, n’est pas soumise au droit d’enregistrement applicable aux cessions de droits sociaux » et, statuant au fond, prononce la décharge des droits d’enregistrement supplémentaire mis en recouvrement par l’Administration fiscale.

L’argumentation de la Cour est quelque peu déroutante. A s’en tenir à la seule conclusion, les conseillers semblent limiter les cessions de droits sociaux, au sens de l’article 726, aux seules cessions de la propriété des parts sociales ou des actions. Non seulement la Cour semble retenir une approche exclusivement de droit des biens, plutôt classique en matière de droits d’enregistrement, mais en outre elle interpréterait strictement le texte.

Mais alors qu’elle est l’utilité du rappel de sa jurisprudence dorénavant classique depuis l’avis de la chambre commerciale du 1er décembre 2021 (v. lettre CREDA-Societes n° 2022-02) et l’arrêt de la 3e chambre civile du 16 février 2022, selon laquelle l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé ? Si l’approche du droit des biens suffit à l’interprétation de l’article 726, pourquoi opérer le détour par la qualité d’associé ? Est-ce uniquement pour réfuter l’argumentation de la cour d’appel sur la transmission de certains droits d’associé ? Proposons l’explication suivante : l’approche du droit des biens n’est pas suffisante car, pour la Cour de cassation, la cession de droits sociaux serait avant tout la cession de la qualité d’associé. Il importe moins de savoir si la cession emporte transfert de la pleine-propriété des titres sociaux, de la nue-propriété ou d’un autre droit réel – même s’il s’agit d’un excellent indice – que si l’opération emporte la transmission de la qualité d’associé elle-même. Cette interprétation permet d’ailleurs de conserver dans le domaine de l’article 726 les cessions de droits sociaux dans une société en participation ou une société créée de fait, opération que la Cour de cassation qualifie de « cession par les participants des droits qu’ils tiennent du contrat de société ».

En définitive, et bien que l’arrêt ne concernât que la cession de parts sociales dans une société civile à prépondérance immobilière, il est possible de considérer, en transposant la solution au-delà, que toutes les cessions d’usufruit de titres sociaux devraient échapper aux droits d’enregistrement proportionnels car ces opérations n’emportent pas transmission de la qualité d’associé.

Et la neutralité fiscale ?

La principale critique que l’on peut formuler à l’encontre de cet arrêt est de l’ordre de la politique fiscale. Cette solution heurte, en effet, le principe de neutralité fiscale de la détention directe ou indirecte de l’immeuble. Certes, à la différence d’autres textes, notamment en matière d’imposition des plus-values, l’article 726 n’assimile pas la cession de titres sociaux d’une société à prépondérance immobilière à la cession de l’immeuble (CGI, art. 682). Mais, l’esprit de ce texte, en soumettant la cession de tels titres sociaux à un taux équivalent (5 %) à celui des cessions immobilières (5,807 %), n’est-il pas de traiter de la même façon la cession directe et celle indirecte de l’immeuble ? Il serait ainsi curieux que la cession de l’usufruit d’un immeuble soit soumise aux droits d’enregistrement et non la cession de l’usufruit des parts d’une société à prépondérance immobilière. La loi de finances pour 2023 est passée, mais peut-être que le législateur se saisira de la question dans le futur. A suivre…


Gauthier Le Noach
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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Les lettres du CREDA publiées en 2023

Soumis par cfaure le mer 11/01/2023 - 13:17
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Les lettres d'information creda-sociétés présentent sous forme synthétique un élément d'actualité du droit des sociétés – législative, jurisprudentielle, doctrinale, économique – ou mettent en évidence une difficulté à laquelle la pratique des affaires est confrontée.

Elles offrent un espace d'échanges et de propositions visant à perfectionner le système juridique auquel sont soumises les entreprises françaises.

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Liste des lettres du CREDA publiées en 2022
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Le coemploi n’est pas mort !

Soumis par sfournier le mer 07/12/2022 - 15:47

Lettre CREDA-sociétés 2022-19 du 7 décembre 2022

Le coemploi, dont on craignait l’extinction en raison d’un resserrement très net de sa définition en 2020, est toujours vivace. En effet, par un important arrêt rendu le 23 novembre 2022 (n° 20-23.206 publié), la Cour de cassation confirme une décision de cour d’appel ayant qualifié une société mère de coemployeur des salariés de sa filiale, en raison d’une ingérence continuelle et anormale de la première dans la gestion de la seconde.

 

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Après avoir été licencié pour motif économique, un salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes dirigées contre son employeur, une société de transport, et sa société mère la contrôlant à 100 %, afin d’obtenir leur condamnation in solidum à lui payer diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral et licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le demandeur estimait en effet que l’entité faîtière devait être considérée comme coemployeur. En cours d’instance, la filiale sera placée en liquidation judiciaire.

Le 15 septembre 2020, la Cour d’appel de Metz donna gain de cause au salarié, et la chambre sociale de la Cour de cassation rejettera le pourvoi formé par la société mère. Cette décision, l’une des rares à avoir caractérisé une situation de coemploi, nous offre l’occasion de revenir sur cette notion au contenu et aux contours difficiles à cerner.

I.   La nouvelle définition du coemploi

La notion de coemploi, d’origine jurisprudentielle (Cass. soc., 19 juin 2007, Aspocomp, n° 05-42.551, publié), a été consacrée pour traiter la situation dans laquelle une société n’est plus en mesure de faire face à ses obligations sociales (généralement en raison de son placement en procédure collective) : il s’agit de permettre à ses salariés d’agir à l’encontre d’un autre débiteur, souvent une société issue du même groupe, pour faire valoir leurs droits (reclassement, indemnités pour licenciement sans cause et sérieuse…). Cette construction, utile mais parfois décriée, est l’objet depuis son apparition de nombreuses discussions. Celles-ci ont essentiellement porté sur ses critères.

Le célèbre arrêt Molex (Cass. soc., 2 juill. 2014, n° 13-15.208, publié) avait fait reposer cette théorie sur le critère de la confusion d’intérêts, d’activités et de directions entre deux sociétés, se manifestant par une immixtion de l’une dans la gestion économique et sociale de l’autre. La pertinence du critère fut discutée. Son caractère équivoque avait aussi été remarqué : l’immixtion est-elle un critère autonome du coemploi, ou n’est-elle conçue que comme une conséquence de cette triple confusion ?

Afin de répondre à ces difficultés, la Cour de cassation, par une décision très commentée (Cass. soc., 25 nov. 2020, n° 18-13.769, FP-P+B+R+I), a fait le choix de renoncer à cette définition, et a même érigé l’immixtion en critère central du coemploi : la chambre sociale jugea en effet, au visa de l’article L. 1221-1 du code du travail, qu’« hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière ». Cette formule est reprise à la lettre dans l’arrêt présenté.

En exigeant désormais une immixtion permanente et une perte totale d’autonomie de la société employeur, le coemploi, dont la reconnaissance était déjà rarement acceptée, risque peut-être de déserter les prétoires (V. par exemple, sous l’empire du critère de la triple confusion : Cass. soc., 9 oct. 2019, n° 17-28.150 et s., FS-P+B, rejetant le coemploi alors que la cour d’appel avait relevé une centralisation de services supports, des conventions de trésorerie et de compensation, des dettes non réglées à la filiale, des facturations de prestations de services partiellement sans contrepartie, la maîtrise de sa facturation, et l'octroi par la société mère d'une prime exceptionnelle à ses salariés).

Le choix d’une définition restrictive se comprend aisément, le coemploi représentant une atteinte au principe de l’effet relatif des contrats (la société mère est tenue des obligations sociales contractées par la filiale à l’égard de ses salariés). Bien que le droit du travail poursuive des objectifs qui lui sont propres, la chambre sociale entend ménager le principe d’autonomie des personnes morales, consciente, sans doute, des dangers d’une conception trop élastique du coemploi pour l’organisation juridique des groupes. Pour autant, l’arrêt commenté témoigne de ce que la théorie du coemploi n’est pas en voie de disparition : le juge s’autorise, dans des circonstances assez exceptionnelles il est vrai, à occulter la barrière patrimoniale séparant une société mère et sa filiale.

II.   La caractérisation du coemploi

En dépit du resserrement des critères du coemploi, sa caractérisation repose toujours sur la technique du faisceau d’indices. En l’occurrence, les éléments de fait relevés par la cour d’appel étaient édifiants : la filiale n’avait plus de clients propres, dépendant totalement de la société mère qui lui sous-traitait des contrats de transport ; la société mère s’était substituée à la filiale dans la gestion de son personnel, sur le plan individuel et collectif, au point que cette dernière n’avait « plus aucune autonomie dans l'élaboration des tournées des chauffeurs, leurs plannings, les relations avec les clients et même la gestion des congés de maladie des chauffeurs ou de leur temps de vote pour les institutions représentatives du personnel » ; enfin, la « gestion financière et comptable » de la filiale était assurée par la société mère. Selon le juge du droit, les magistrats du fond ont bel et bien « caractérisé une immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière », et en ont exactement déduit l'existence d'une situation de coemploi.

Si l’arrêt mérite l’approbation, il démontre que la nouvelle conception du coemploi n’épuise pas toutes les incertitudes. En particulier, sa lecture attentive révèle l’importance du critère de l’immixtion permanente dans la gestion sociale. Est-ce à dire qu’une intrusion envahissante de la société mère dans la gestion des ressources humaines de la filiale suffirait à caractériser le coemploi ? En toute rigueur, une réponse négative devrait s’imposer, les critères dégagés étant cumulatifs (immixtion permanente dans la gestion économique et sociale, perte d’autonomie). Du reste, les juges du fond semblent avoir caractérisé une immixtion économique, en relevant que l’intégralité de l’activité de la filiale française portait sur des transports sous-traités par la société mère. En revanche, la prise en charge de la « gestion financière et comptable » de la filiale nous semble particulièrement vague.

En tout état de cause, afin de dissiper ces questionnements et par souci de cohérence, la caractérisation du coemploi ne devrait-elle pas, finalement, reposer exclusivement sur une analyse des relations de travail ?

III.   La nature juridique du coemploi

Par ailleurs, l’arrêt nourrira certainement les discussions autour de la nature juridique du coemploi. Peut-on y voir l’équivalent d’une situation de fictivité (C. com., art. L. 621-2, al. 2) ? Si le critère de la perte d’autonomie permet d’y penser, la concordance n’est sans doute pas parfaite, car la chambre sociale n’exige pas la disparition de toute vie sociale, et ne fait pas reposer cette construction sur l’absence d’affectio societatis. Un même constat peut être fait au sujet de la confusion des patrimoines, laquelle ne nécessite pas la démonstration d’une immixtion permanente dans la gestion du personnel.

Le rapprochement semble plus évident avec la théorie de l’apparence. L’on ne peut en effet s’empêcher de déceler un lien avec la solution récemment rappelée par la chambre commerciale, en vertu de laquelle une société mère ne peut être tenue de répondre de la dette d'une filiale que si son immixtion dans les relations contractuelles de cette dernière a été de nature à créer, pour son cocontractant, une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement qu'il était aussi le cocontractant de la société mère (Cass. com., 9 nov. 2022, n° 20-22.063, publié). La cohérence des approches suivies par les deux chambres de la Cour de cassation mérite, à cet égard, d’être remarquée.
Dans son esprit, le coemploi n’est pas non plus sans présenter une parenté avec la théorie de l'entité transparente du droit public, masque sous lequel une collectivité territoriale agit en fait directement (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne Billancourt, publié au recueil Lebon, jugeant que « lorsqu'une personne privée est créée à l'initiative d'une personne publique qui en contrôle l'organisation et le fonctionnement et qui lui procure l'essentiel de ses ressources, cette personne privée doit être regardée comme transparente et les contrats qu'elle conclut pour l'exécution de la mission de service public qui lui est confiée sont des contrats administratifs »).


Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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Action intentée à l’encontre d’une société absorbée : la fermeté est (toujours) de mise

Soumis par sfournier le lun 28/11/2022 - 14:32

Lettre CREDA-sociétés 2022-18 du 30 novembre 2022

Par une décision inédite rendue le 8 septembre 2022, la Cour de cassation juge qu’un acte introductif d’instance dirigé à l’encontre d’une société absorbée est atteint d’une irrégularité de fond, que l’intervention volontaire de la société absorbante ne saurait couvrir. L’arrêt mérite d’être remarqué car il répond à deux arguments intéressants : la violation du droit à un tribunal (CESDH, art. 6§1) ou encore du principe de l’estoppel (« Nul ne peut se contredire aux dépens d’autrui »).

 

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Après avoir été indemnisé par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, un ancien salarié de la société EADS Airbus a cherché à faire reconnaître une faute inexcusable de son ancien employeur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale. La demande a cependant été déclarée irrecevable, car, au moment de l’introduction de l’instance, la société EADS Airbus avait été absorbée par la société Airbus Opérations. La solution sera confirmée par la cour d’appel de Rennes le 9 décembre 2020, et le pourvoi formé par le demandeur sera rejeté. L’argumentation développée par le pourvoi était pourtant habilement articulée.

I- L’intervention volontaire de l’absorbante

Reprochant aux juges du fond une violation des articles 32 et 126 du code de procédure civile, l’auteur du pourvoi estime que l’intervention volontaire de l’absorbante était de nature à régulariser les actes de saisine.

Le juge du droit répond sèchement que l’acte introductif d’instance adressé à une partie dépourvue de personnalité juridique est affecté d’une irrégularité de fond, et n’est pas régularisable.

L’on sait que les actes de procédure sont soumis à plusieurs exigences, sous peine de nullité. L’on distingue les irrégularités de forme, de celles de fond. Les premières, qui peuvent être couvertes (C. proc. civ., art. 121), ne sont des causes de nullité que si un texte le prescrit, et à la condition qu’elles causent un grief (C. proc. civ., art. 114). Pour les secondes, qui ne peuvent en principe pas être régularisées, les adages « Pas de nullité sans texte » et « Pas de nullité sans grief » sont sans effet (C. proc. civ., art. 119).

A priori, le choix d’un vice de fond s’avère ici pertinent. Le vice de forme renvoie au défaut ou au mauvais accomplissement d'une formalité requise par la loi. Le défaut de capacité d’ester en justice ne répond pas à cette définition, et figure bien au rang des irrégularités de fond (C. proc. civ., art. 117). Une société absorbée, donc dissoute, est évidemment privée de sa capacité de jouissance.

Le premier point qui pouvait poser question a trait au fait qu’en l’espèce, c’est le destinataire de l’acte qui était à la source de l’irrégularité. Si les prétoires jugent avec constance que le défaut de capacité de l’auteur de l’acte est un vice de fond (Cass. civ. 2ème, 20 janv. 2005, no 01-11.491, pour une société absorbée ; Cass. civ. 2ème, 27 sept. 2012, n° 11-22.278, jugeant que l’irrégularité ne peut pas être couverte par l’intervention volontaire de l’absorbante en cause d’appel), certaines incertitudes planent sur l’hypothèse inverse.

La Cour de cassation a donc choisi d’opérer l’analogie entre les deux situations, à l’instar d’autres décisions (Cass. civ. 2ème, 23 sept. 2010, no 09-70.355). L’on pourrait cependant objecter qu’en toute rigueur, le défaut de capacité devrait, pour constituer un vice de fond, émaner de l’auteur de la manifestation de volonté. Ne pouvait-on pas plutôt constater un vice de forme régularisable, en considérant que le demandeur avait commis une erreur d’identification du défendeur, en confondant l’absorbée et l’absorbante ? Cette confusion est d’autant plus compréhensible que l’ensemble du passif de l’absorbée fut transmis à l’absorbante (C. com., L. 236-3), en ce inclus l’obligation (contestée) d’indemniser le salarié en raison d’une faute, même inexcusable, de la première (Cass. soc., 29 avr. 1980, 79-11.496, publié). Le point de référence étant le fait générateur, cette dette potentielle est transmise même si aucune décision de justice n’est encore intervenue (Cass. com., 2 févr. 2010, no 09-11.938, publié). L’on décèle dans cette prise de position la volonté de faire produire plein effet à la personnalité juridique des groupements sociétaires, au prix d’un certain manque de pragmatisme.

Relevons en outre que certains arrêts ont tendance à voir dans ce type d’irrégularité une fin de non-recevoir tirée de l’article 32 précité, selon lequel « Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir ». La chambre commerciale avait ainsi jugé qu’est irrecevable une demande formulée à l’encontre d’une société absorbée (Cass. com., 7 juill. 2009, no 08-19.827) ou encore d’une société en formation (Cass. com. 20 juin 2006, no 03-15.957, publié). Une telle qualification peut se concevoir si l’on analyse la réalité du destinataire de l’acte comme une condition d’existence même du droit d’action.

L’arrêt présente une ambigüité, puisque, tout en évoquant une irrégularité de fond, il vise cet article 32. Mais cette apparente confusion est sans conséquence : que l’on y décèle un vice de fond ou une fin de non-recevoir, l’absence de personnalité juridique du défendeur ne peut jamais être couverte. Ces deux moyens de défense suivent très sensiblement le même régime, au point qu’ils sont parfois confondus : ils peuvent tous deux être soulevés sans grief (C. proc. civ., art. 119 et 124), et à tout moment de la procédure (C. proc. civ., art. 118 et 123).

II- Le droit d’accès à un tribunal

L’auteur du pourvoi cherchait ensuite à faire valoir que, si la loi peut restreindre le droit d’accès à un tribunal (CESDH, art. 6§1) en instaurant des conditions de recevabilité, le refus d’admettre la régularisation par voie d’intervention volontaire de l’absorbante s’avérait disproportionné.

La Cour de cassation prit d’abord soin de rappeler les principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), selon laquelle les limitations au droit à un tribunal sont admises, à la condition, d’une part, que ce droit ne s'en trouve pas atteint dans sa substance, d’autre part, qu’elles tendent à un but légitime et, enfin, qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
La deuxième chambre procéda ensuite à ce double « test » de conventionnalité et de proportionnalité. Elle releva alors que « le but poursuivi par la règle qui impose que la personne morale, en demande comme en défense, soit pourvue d'une existence juridique est légitime, en ce [qu’elle] tend à protéger les droits de la défense ». Sans argumenter plus avant, l’arrêt observe qu’un tel principe ne porte pas atteinte au droit d'accès à un tribunal dans sa substance, et qu’« il existe un rapport raisonnable de proportionnalité ».

La solution était prévisible. La CEDH a toujours admis que les États imposent des conditions de recevabilité, tout en leur accordant une ample marge de manœuvre, puisque le droit d’accès à un tribunal « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace suivant les ressources de la communauté et les besoins des individus » (CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). La Cour a tendance à ne sanctionner que les atteintes les plus manifestes (V. ainsi CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France).

III- L’estoppel

L’auteur du pourvoi tentait, enfin, d’invoquer le principe suivant lequel « Nul ne peut se contredire aux dépens d’autrui », puisque l’absorbante avait excipé de l’irrecevabilité de la demande après être intervenue volontairement à l’instance.

L’institution de l’estoppel, d’origine anglaise, tend à être reçue par la jurisprudence française (V. par exemple : Ass. pl., 27 févr. 2009, 07-19.841, publié). Le principe fut ici mobilisé de façon singulière, puisqu’à l’accoutumée, ce principe est invoqué, au contraire, pour faire déclarer une demande irrecevable.
De façon remarquable, la Cour de cassation ne rejette pas, par principe, un tel argument. Elle constate que l’arrêt de la cour d’appel ne permettait pas de caractériser ses conditions d’application. En particulier, la société absorbante pouvait intervenir, ne serait-ce que pour contester la recevabilité du recours. Du reste, si elle s’était aussi défendue sur le fond, elle ne l’avait fait qu’à titre subsidiaire, si bien qu’elle « n'a pas induit en erreur son adversaire sur ses intentions et ne s'est pas contredite à son détriment ».

L’arrêt s’inscrit dans le courant majoritaire, la jurisprudence ayant tendance à ne sanctionner qu’un véritable défaut de loyauté processuel (Cass. civ. 1ère, 6 juill. 2005, n° 01-15.912).
Est-ce à dire que l’estoppel aurait trouvé à s’appliquer si l’absorbante s’était contentée de se défendre au fond en première instance, puis aurait invoqué, en cause d’appel, la fin de non-recevoir ? Une réponse négative devrait s’imposer. Les fins de non-recevoir, comme les nullités pour vice de fond, sont invocables à tout moment de la procédure, sauf au juge, le cas échéant, à accorder à la partie victime des dommages et intérêts s’il constate une manœuvre dilatoire (C. proc. civ., art. 123 et 118).


Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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L’exclusion d’un associé de SAS pourrait-elle être anticonstitutionnelle ?

Soumis par sfournier le mer 16/11/2022 - 13:26

Lettre CREDA-sociétés 2022-17 du 16 novembre 2022

Les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), qui permettent à une partie à un procès de contester la constitutionnalité d’une disposition législative, sont peu fréquentes en droit des sociétés et rarement reçues par la chambre commerciale de la Cour de cassation. C’est pourquoi l’arrêt du 12 octobre dernier (Cass. com., 12 octobre 2022, n° 22-40.013) mérite une attention particulière, alors que la chambre commerciale transmet au Conseil constitutionnel une question relative à la constitutionnalité de l’exclusion d’un associé de société par actions simplifiées.

 

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Dans cette décision, un salarié, associé d’une société par actions simplifiée, rompt son contrat de travail. Or, un article des statuts stipule que la qualité d’associé est réservée aux seuls salariés ou aux mandataires sociaux, la perte d’une de ces deux qualités pouvant entraîner la convocation de l’assemblée générale des actionnaires par le président de la société, afin de statuer sur l’exclusion de l’associé ne respectant plus la condition statutaire.

La situation aurait pu être d’une banalité confondante si, par la suite, une modification statutaire n’était pas intervenue. Celle-ci modifie la clause d’exclusion, permettant à l’associé visé par la procédure d’exclusion de voter, mettant la clause d’exclusion en conformité avec la jurisprudence (Cass. com., 23 octobre 2007, n°06-16.537). La majorité requise est celle issue de la loi du 19 juillet 2019 de simplification, de clarification et d'actualisation du droit des sociétés, permettant de modifier une clause d’exclusion à la majorité mentionnée dans les statuts et non plus uniquement à l’unanimité. En dépit du vote négatif de l’associé concerné, la clause d’exclusion est donc modifiée et l’associé révoqué le même jour. Celui-ci conteste alors à la fois la validité de la modification statutaire et de la décision d’exclusion, et formule, devant les juges de première instance, quatre questions prioritaires de constitutionnalité.

La chambre commerciale, saisie par les juges du fond, fait donc le choix de renvoyer la question de la constitutionnalité des articles L. 227-16 alinéa 1 et L. 227-19 alinéa 2 du Code de commerce au Conseil constitutionnel, qui dispose d’un délai de trois mois à compter du 13 octobre 2022 pour se prononcer. Sans préjuger de la position des Sages, cet arrêt est l’occasion de rappeler l’application immédiate de la loi du 19 juillet 2019 aux sociétés par actions simplifiées déjà immatriculées, puis de s’interroger sur la pertinence des questions posées aux juges.

L’applicabilité de la loi du 19 juillet 2019 au litige

Une des conditions de recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité est l’applicabilité du texte au litige. S’il est certain que le litige concerne l’alinéa premier de l’article L. 227-16 du Code de commerce, qui dispose que, dans les SAS, les statuts peuvent prévoir, dans les conditions qu’ils déterminent, qu'un associé peut être tenu de céder ses actions, il n’était en revanche pas acquis que l’alinéa 2 de l’article L. 227-19 du Code de commerce, issu de la loi du 19 juillet 2019, le soit (« Les clauses statutaires mentionnées aux articles L. 227-14 et L. 227-16 ne peuvent être adoptées ou modifiées que par une décision prise collectivement par les associés dans les conditions et formes prévues par les statuts »)..

Autrement formulé, un doute existait sur l’applicabilité au litige de la loi du 19 juillet 2019, qui permet la modification de la clause à la majorité statutaire et non à l’unanimité. De deux choses l’une :

  • Soit la loi n’est pas applicable à l’espèce en raison de la survie de la loi ancienne telle qu’applicable au moment de la conclusion du contrat de société, survenu avant l’entrée en vigueur de la loi du 19 juillet 2019 (Cass. Civ. 3ème, 3 juillet 1979, n° 77-15.552). La demande d’annulation de la modification statutaire formulée par l’actionnaire exclu serait alors justifiée, mais la QPC irrecevable ;
  • Soit la loi du 19 juillet 2019 est applicable au litige par exception à l’article 2 du Code civil, rendant la QPC recevable, mais les demandes d’annulation inenvisageables.

La chambre commerciale considère que la loi du 19 juillet 2019, en ce qu’elle modifie l’article L. 227-19 alinéa 2 du Code de commerce, a pour « objet et pour effet de régir les effets légaux du contrat de société », faisant application d’une théorie jurisprudentielle appliquant la loi nouvelle à un contrat qui lui est antérieur (Cass. Civ. 3ème, 17 novembre 2016 n° 15-24.552). De ce fait, ne portant pas atteinte au contrat de société en tant que tel mais à ses effets créés par la loi, la clause d’exclusion pouvait valablement être modifiée sans avoir à être votée à l’ancienne condition légale d’unanimité.

Cette précision préalable est la condition nécessaire à la poursuite de l’étude de la constitutionnalité de l’exclusion d’un actionnaire de société par actions simplifiée.

Le sérieux des questions de constitutionnalité

L’autre condition relative à la question prioritaire de constitutionnalité développée par la chambre commerciale tient au sérieux des questions soulevées. Plusieurs questions sont soulevées, ayant toutes pour fondement les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui font, de la propriété, un droit inviolable et sacré dont on ne peut être privé qu’en cas de nécessité publique, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité :

  • L’exclusion d’un actionnaire de SAS ne porte-t-elle pas une atteinte au droit de propriété de l’actionnaire exclu sans nécessité publique ?
  • L’exclusion d’un actionnaire de SAS ne porte-t-elle pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété de l’actionnaire exclu sans justification par un motif d’intérêt général ?
  • La cession forcée par l’associé de ses actions sur le fondement d’une clause statutaire d’exclusion est-elle constitutionnelle, alors même qu’il n’a pas consenti à l’adoption d’une telle clause ?

La chambre commerciale de la Cour de cassation retient deux arguments avancés par le requérant pour justifier des QPC au Conseil constitutionnel :
D’une part, les magistrats soulignent que la privation de propriété des actions suite à l’exclusion d’un actionnaire de SAS ne repose pas sur une cause d’utilité publique. Cela ne fait aucun doute, l’exclusion répondant à des intérêts purement privés. Dès lors, c’est le principe même d’une clause d’exclusion qui serait contesté. Une inconstitutionnalité prononcée sur ce fondement pourrait alors entraîner des interrogations sur d’autres cas légaux permettant de contraindre un associé de céder ses parts, notamment en cas de vice du consentement ou d’incapacité d’un associé (articles 1844-12 du Code civil, L. 235-6 du Code de commerce). L’inconstitutionnalité retenue sur ce fondement pourrait alors entraîner des inconstitutionnalités en cascade.

D’autre part, il est noté que la modification de la clause statutaire conduit à ce qu’un actionnaire puisse être exclu sans avoir eu la possibilité d’avoir consenti par avance à l’éventualité de l’exclusion. La question de constitutionnalité porte alors sur la combinaison des articles L. 227-16 et L. 227-19 du Code de commerce telle qu’issue de la loi du 19 juillet 2019, en ce qu’un actionnaire de société par actions simplifiée puisse être exclu sans jamais avoir consenti ni au principe de l’exclusion par l’introduction de la clause ni à la décision d’exclusion elle-même.

Ce dernier grief semble assez séduisant, la dangerosité de la clause d’exclusion dans une SAS semblant a minima justifier un consentement des actionnaires à son principe. La réponse du Conseil constitutionnel sera donc au moins aussi intéressante qu’attendue…


Matthieu Zolomian
Maître de conférence à l’Université d’Angers

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Administrateur réputé démissionnaire d'office et vote utile ?

Soumis par sfournier le mer 02/11/2022 - 14:11

Lettre CREDA-sociétés 2022-16 du 2 novembre 2022

L’arrêt du 12 octobre 2022 (Cass. com., 12 octobre 2022, n° 19-18945, FS-B), publié, est très riche. En particulier, il juge valables les délibérations auxquelles a pris part un administrateur pourtant démissionnaire d’office, dès lors que le quorum et la majorité pour adopter les décisions en cause restent atteints, une fois sa participation retranchée.

 

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Les faits, complexes, concernaient une SA Glowria dont le capital social « était détenu » par différents fonds (FCPI et FCPR), représentés par leur société de gestion, ainsi que par différentes sociétés et personnes physiques. Le conseil d’administration de la SA était composé de 5 membres dont les 2 sociétés de gestion. Confrontée à des difficultés financières et après des recherches d’investisseurs infructueuses, la SA désignait, le 15 mai 2007, un nouveau P-DG, M. L. Le 28 juin suivant, deux assemblées votaient diverses opérations sur capital (dont un coup d’accordéon), auxquelles une partie seulement des actionnaires participait. Trois minoritaires (dont l’ancien P-DG), qui n’avaient pas pris part à ces opérations, sollicitaient l’annulation de certaines délibérations et le paiement de dommages-intérêts.

En substance, ils reprochaient à certains administrateurs la violation de la condition de détention d’actions prévue à l’article L. 225-25 du Code de commerce, dans sa version antérieure à la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, et prétendaient que leur participation irrégulière qui en résultait avait vicié les délibérations du conseil. En effet, selon ce texte, chaque administrateur devait impérativement être propriétaire d’un nombre d’actions de la société déterminé par les statuts, sous peine d’être réputé démissionnaire d’office si, dans les 3 mois de sa nomination, l’intéressé n’avait pas régularisé sa situation. Or, d’après les minoritaires, tel était le cas des sociétés de gestion, auxquelles il appartenait de remplir « personnellement » cette condition. Concrètement, les minoritaires avançaient que ces sociétés ne pouvaient prétendre qu’elles n’étaient pas démissionnaires d’office en ce qu’elles n’avaient pas à justifier de leur qualité d’actionnaire dès lors qu’elles ne siégeaient pas en leur nom propre au conseil d’administration de la société. Une critique proche était formulée à l’encontre du nouveau P-DG, M. L, qui, faute d’avoir régularisé sa situation dans les 3 mois de sa nomination, devait lui aussi, au 15 août 2007, être réputé démissionnaire d’office.

Les prétentions des minoritaires sont rejetées en appel, et si la cassation de l’arrêt intervient, c’est sur un fondement procédural. Ici, seule nous retiendra l’incidence de la démission d’office d’un administrateur sur la validité des délibérations du conseil. Soulignons toutefois, en raison de son intérêt et de sa portée, la position libérale adoptée par la Cour de cassation, qui estime qu’une société de gestion d’un FCPI désignée administratrice satisfait à l’exigence de l’article L. 225-25, lorsque le fonds qu’elle représente, en application des dispositions légales qui lui sont propres, « détient » des actions de la SA administrée, peu important que ce fonds soit dépourvu de la personnalité juridique. Aussi, les sociétés de gestion ne pouvaient être réputées démissionnaires d’office.

L’incidence de la participation d’un membre réputé démissionnaire d’office sur la validité des délibérations du conseil d’administration

La Cour de cassation commence par approuver les juges parisiens d’avoir opéré une distinction, s’agissant de la condition de détention d’actions, entre la période antérieure et celle postérieure à la démission d’office. En somme, et cela est logique, tant que l’administrateur, en l’espèce le P-DG, disposait d’une faculté de régularisation, il ne pouvait être réputé démissionnaire d’office et sa participation était indifférente à la validité des délibérations. Il en résulte que la démission d’office n’a pas de portée rétroactive. De façon plus originale ensuite, les hauts magistrats confirment l’arrêt d’appel pour avoir exactement déduit que les délibérations postérieures au 15 août 2007 auxquelles avait pris part le P-DG, « n’encouraient pas non plus l’annulation dès lors que, M. [L] étant le seul démissionnaire d’office, le quorum du conseil d’administration restait atteint et que les décisions prises avaient été adoptées à la majorité requise ».

Il s’agit là de l’apport essentiel de l’arrêt. D’abord, bien que rendue sous l’empire du droit antérieur à la loi du 4 août 2008, la solution conserve son intérêt en droit positif. En effet, si cette condition de détention d’actions n’est plus obligatoire pour les administrateurs, les statuts peuvent encore la prévoir (égal. pour les membres du conseil de surveillance, C. com., art. L. 225-72).

Ensuite, on peut approuver l’arrêt de ne pas retenir une conception « automatique » de l’influence qu’exerce la participation irrégulière d’un membre sur la validité des délibérations d’un conseil d’administration, comme avait pu le faire, de façon excessive s’agissant du même article L. 225-25, une cour d’appel (Versailles, 23-2-2010, RG n° 08/08044 ; contra dans l’hypothèse où 5 membres sur 6 étaient réputés démissionnaires d’office : Com. 6-5-1974, n° 73-10.598). On le peut d’autant plus que, dans des situations proches, notamment s’agissant de la limite d’âge que doivent prévoir les statuts, le législateur écarte expressément le risque de nullité (not. C. com., art. L. 225-19, L. 225-60, L. 225-70). Il reste toutefois qu’en statuant de la sorte, la haute juridiction fait application, au cas particulier, de la théorie dite du « vote utile ».

La consécration du vote utile ?

Selon cette théorie, une décision prise à la majorité reste valable si le retranchement ou l’ajout de la voix de celui qui n’aurait pas dû ou qui aurait dû participer est indifférent pour le décompte du quorum et le calcul de la majorité. Peu importe donc l’influence participative exercée par un membre sur le sens de la décision. Notons d’ailleurs en l’occurrence, que peu importe également la fonction et les pouvoirs de l’intéressé, car la Cour de cassation ne répond pas à l’argument des minoritaires, qui soutenaient « que la démission d’office du président du conseil d’administration, qui convoque le conseil d’administration, organise et dirige les travaux de celui-ci, et dispose d’une voix prépondérante en cas de partage des voix, affecte nécessairement la validité des décisions qui sont prises sous sa présidence ». On le voit, le vote utile est à rebours de la collégialité du conseil d’administration, qui fait en principe de la délibération préalable au vote une condition essentielle de validité de la décision prise.

Pourtant, la Cour de cassation est parfois plus exigeante. On le sait pour les associés, dont certes la situation est différente (Civ. 3e, 8-7-2015, n° 13-27248 ; Civ. 3e, 21-10-1998, n° 96-16537). Mais on le sait aussi pour le conseil d’administration motif pris de sa composition irrégulière (Com. 24-4-1990, nos 88-17218 et 88-18004, censurant un arrêt ayant jugé que des nominations irrégulières d’administrateurs « n’avaient pas exercé d’influence sur les décisions du conseil ainsi constitué dès lors que le groupe Y... y était majoritaire avant même ces nominations »).

Faut-il alors y déceler une évolution vers plus de « souplesse », voire un revirement ? Cela n’est pas évident et ce, d’autant que dans l’affaire de 1990, c’était la nomination des membres qui était irrégulière parce qu’elle procédait d’un abus de majorité. A notre avis, pour résoudre l’équation de la validité des décisions d’un conseil, il conviendrait de prendre en compte deux éléments au moins.

Le premier tient à la gravité du motif à l’origine de la participation irrégulière. Il convient probablement de traiter différemment le non-respect d’une condition de détention d’actions ou de limite d’âge, et le cas dans lequel, par exemple, des administrateurs de catégorie n’auraient pas été désignés.

Le second procède de ce que les administrateurs exercent un pouvoir, de sorte que c’est à la lumière de l’intérêt social que les irrégularités de leur participation doivent aussi être appréciées, même si, au cas particulier, il n’est pas possible de se prononcer sur ce point.


Julien Delvallée
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Saclay

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Distinguer les conditions de nomination du mandataire ad hoc de celles de l’administrateur provisoire

Soumis par sfournier le mer 19/10/2022 - 11:30

La Cour de cassation estime que la nomination d’un mandataire ad hoc en référé sur le fondement du droit commun ne requiert pas la démonstration de l’impossibilité d’un fonctionnement normal et d’un péril imminent pour la société. Elle relance ce faisant le débat sur la question de la conformité de la nomination du mandataire à l’intérêt social.

 

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L’espèce est banale mais sa procédure est complexe, ayant donné lieu à trois arrêts de cassation. Dans une SARL, un associé majoritaire est en conflit avec le gérant associé minoritaire. Le premier demande la convocation d’une assemblée générale afin de révoquer le gérant, ce que ce dernier refuse. D’où une demande en désignation d’un mandataire chargé de convoquer l’assemblée qui est à l’origine de deux premiers arrêts. Le troisième, sous commentaire (Cass. com. 21 sept. 2022, n° 20-21.416), concerne la réplique du dirigeant associé minoritaire, demandant en référé la nomination d’un mandataire pour remplacer l’associé majoritaire aux prochaines assemblées et d’un autre pour remplacer la société dans certains litiges sur le fondement de l’art. 873 CPC.

La Cour d’appel avait acquiescé aux arguments du majoritaire considérant qu’il faudrait que soit rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d’un péril imminent pour procéder à cette nomination, ce qui n’avait pas été le cas.

La cassation était alors inévitable : la Chambre commerciale rappelle clairement que la nomination d’un mandataire sur le fondement de l’art. 873 CPC n’est pas soumise à ces conditions mais peut être effectuée pour prévenir un dommage imminent ou pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Si la décision ne souffre pas de critiques, c’est que la désignation d’un mandataire ad hoc est fondamentalement différente de celle d’un administrateur provisoire ; mais elle laisse subsister la question de la conformité de la nomination à l’intérêt social.

La certitude : la différence des critères de nomination entre mandataire ad hoc et administrateur provisoire

On le sait, l’administrateur provisoire et le mandataire ad hoc n’ont pas les mêmes fonctions : quand le premier vient prendre en main la gestion sociale (intégralement ou limitativement), le second n’intervient que pour des opérations ponctuelles. La nomination de l’administrateur provisoire est donc particulièrement « invasive », pour reprendre le terme de Nadège Jullian et suppose par conséquent la réunion de critères plus stricts que celle du mandataire ad hoc, quand bien même les deux peuvent intervenir en référé sur le fondement de l’art. 873 CPC (ou 835 CPC si le litige est porté devant le tribunal judiciaire). C’est bien pour cela que la Cour de cassation retient que « la désignation judiciaire d’un administrateur provisoire est une mesure exceptionnelle qui suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et la menaçant d’un péril imminent » (la formule est quasi constante, par ex. : Com., 29 sept. 2009, n° 08-19.937), les deux conditions devant être appréciées cumulativement (v. CA Versailles, 21 avr. 2022, n° 21/05842). La distinction est donc nette et un arrêt avait par exemple admis que le juge saisi d’une demande de nomination d’un mandataire n’avait pas à rechercher l’absence de fonctionnement normal dès lors qu’il n’était pas saisi d’« une demande tendant à conférer à un tiers un mandat général de gestion courante de la société ni un mandat d’accomplir un acte de gestion déterminé » (Civ. 3e , 21 juin 2018, n° 17-13.212 ; Civ. 1re, 17 oct. 2012, n° 11-23.153).

Il est ainsi logique que la Cour de cassation censure les juges ayant voulu appliquer ces critères à la nomination d’un mandataire ad hoc, par hypothèse plus aisée. Seuls ceux énoncés par l’art. 873 CPC s’appliquent, c’est-à-dire la prévention d’un dommage imminent ou la cessation d’un trouble manifestement illicite. Deux observations peuvent cependant être formulées.

  • Pratiquement d’abord, il est difficile de distinguer entre la condition tenant au péril imminent pour la nomination de l’administrateur provisoire et celle de dommage imminent applicable au mandataire. On comprend néanmoins que le péril imminent serait celui mettant en jeu la survie de la société et la Cour de cassation a pu par exemple estimer qu’une dispute créant « un risque de remise en cause par les tiers des actes accomplis et des engagements contractés au nom de la société » (Com., 21 février 2012, n° 11-18.608) ne caractérisait pas le péril imminent, alors qu’elle aurait pu caractériser un dommage imminent appelant l’intervention d’un mandataire. Il reste que la distinction tiendra souvent davantage au critère de l’impossibilité de fonctionnement normal.
  • Théoriquement ensuite, on peut remarquer que la Cour de cassation reproche aux juges du fond d’ajouter aux conditions prévues par la loi pour la nomination du mandataire… alors qu’elle ajoute elle-même aux conditions de ce même art. 873 CPC quand il est question de nommer un administrateur provisoire. La légitimité de l’ajout à la loi par le juge est alors à géométrie variable.

La question : quid de l’intérêt social ?

La nomination du mandataire ad hoc en référé sur le fondement de l’art. 873 CPC suppose-t-elle une conformité à l’intérêt social ? Il se trouve que les demandes de la partie adverse, c’est-à-dire l’associé majoritaire, ont donné lieu aux deux arrêts précités qui règlent cette question dans le cadre de l’art. L. 223-27 C. com. Dans le premier (Com., 6 févr. 2019, n° 16-27.560), la Cour avait affirmé que « la cour d’appel […] n’avait pas à en apprécier l’opportunité [de la demande de désignation] ». Mais, à la suite d’un second pourvoi, elle avait fait marche arrière en estimant que « c’est à tort que la cour d’appel a énoncé que le juge, [...] n’a pas à apprécier cette demande au regard de l’intérêt social » (Com., 15 déc. 2021, n° 20-12.307). Il est vrai qu’entre temps, dans une autre affaire, elle avait jugé que « la désignation d’un mandataire ad hoc en application sur [sic] l’article L. 225-103, II, 2° du code de commerce n’est subordonnée ni au fonctionnement anormal de la société, ni à la menace d’un péril imminent ou d’un trouble manifestement illicite, mais seulement à la démonstration de sa conformité à l’intérêt social » (Com., 13 janv. 2021, n° 18-24.853 et n°19-11.302).

Notons que dans l’arrêt du 15 décembre c’est la demande qui doit être appréciée au regard de l’intérêt social, alors que celui du 13 janvier fait référence à la désignation elle-même. Dans le premier cas, la Chambre commerciale semble en réalité vouloir poser des garde-fous aux demandes abusives. Sa lettre périodique indique que, face à une demande de nomination, le juge « pourra, si cela est soutenu par ceux qui s’opposent à cette mesure, la refuser, en constatant qu’elle est intempestive, qu’elle intervient à contretemps etc., ce qui révélera alors sa contrariété à l’intérêt social ».

Mais alors, la demande ou la désignation d’un mandataire ad hoc sur le fondement, non des textes spéciaux, mais de l’art. 873 CPC devra-t-elle respecter l’intérêt social ? Il aurait potentiellement sa place dans son rôle de barrière face aux abus mais le juge peut également considérer la demande abusive sans recourir à cette notion. De surcroît, concernant le contrôle de la désignation en elle-même, le même fait peut être un dommage imminent pour le demandeur mais bénéficier à la société (si le dirigeant que l’on veut révoquer est incompétent). L’art. 873 CPC peut dès lors servir à nommer un mandataire dans un intérêt contraire à celui de la société. Plus simplement, le mandataire des art. L. 223-27 ou L. 225-103 C. com. a pour but de convoquer une assemblée, il est donc relativement logique que l’intérêt social joue un rôle dans son intervention ; au contraire, celui de l’art. 873 CPC a des rôles bien plus divers et l’intérêt social a une place moins évidente dans sa nomination.

La question est d’autant plus délicate que l’on sait que la jurisprudence tend à faire cohabiter droits commun et spécial. En matière d’expertise de gestion, l’art. 145 CPC peut ainsi être invoqué par des associés qui disposent pourtant de l’expertise spéciale – aux conditions plus exigeantes – des art. L. 225-231 ou L. 223-37 C. com. Cela révèle une appréciation de la règle specialia generalibus derogant assez largement admise qui veut que des dispositions générales et spéciales ayant le même champ peuvent être invoquées concurremment dès lors qu’elles ne sont pas antinomiques. Partant, l’art. 873 CPC peut être invoqué quand les art. L. 225-103 C. com. ou L. 223-27 C. com. sont applicables ; mais cela n’empêche que ses conditions seraient distinctes car sinon il n’y aurait aucun intérêt à se fonder sur le droit commun plutôt que sur le droit spécial. L’intérêt social n’interviendrait donc pas nécessairement dans le droit commun.

Notons que la Cour de cassation a refusé récemment de suivre cette interprétation de la règle specialia. Concernant le déséquilibre significatif, elle a jugé que c’était uniquement parce que l’art. L. 442-1 C. com. n’était pas applicable aux opérations de banque que l’on devait alors revenir au droit commun, c’est-à-dire à l’art. 1171 C. civ. (Com., 26 janv. 2022, n° 20-16.782). Dit autrement, les dispositions générales et spéciales ne seraient pas cumulables. Si l’on transpose cette interprétation à la question de la nomination du mandataire, l’art. 873 CPC ne serait invocable que faute d’un texte spécial (ce qui dépasse le cadre de cette étude, mais la piste est à creuser) mais la scission ainsi opérée fait aussi penser que la condition tenant à l’intérêt social n’aurait pas lieu d’être quand le droit commun est invoqué.

La balance penche donc vers une absence de contrôle spécifique de la demande ou de la désignation par rapport à l’intérêt social, même s’il faut rester très prudent à ce sujet et que l’intérêt social sera sans doute souvent pris en considération implicitement pour apprécier le trouble illicite ou le dommage imminent.


Jean-Baptiste Barbièri
Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas

 

 

 

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La revendication (intrusive) du conjoint de la qualité d’associé

Soumis par sfournier le mer 05/10/2022 - 09:24

Lorsque un époux emploie des biens communs pour réaliser un apport ou acquérir des parts sociales, le troisième alinéa de l’article 1832-2 du Code civil accorde à son conjoint la faculté de revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts sociales et ce jusqu’à la dissolution de la communauté. L’intrusion du conjoint dans la société, notamment en période de séparation, présente un risque tant pour l’époux, en raison de la diminution de son poids politique, que pour la société, dont la vie sociale peut être affectée par la crise conjugale. Ces derniers peuvent dès lors se demander comment s’opposer à la revendication de la qualité d’associé par le conjoint.

 

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Dans un arrêt du 21 septembre 2022, destiné à une publication au bulletin, la chambre commerciale de la Cour de cassation apporte quelques éléments de réponse à cette légitime question (Cass. com., 21 sept. 2022, n° 19-26.203). L’affaire en cause relevait du cas d’école en matière de communauté légale. En instance de divorce, l’un des époux avait notifié son intention d’être personnellement associé à hauteur de la moitié des parts sociales de son conjoint et il demandait alors la communication des documents sociaux. Essuyant un refus, l’époux assigna en justice la société ainsi que sa gérante – accessoirement son épouse. La cour d’appel ayant fait droit à cette demande, la société forma un pourvoi en cassation dans lequel elle contestait la revendication de la qualité d’associé par l’autre époux. Pour s’opposer à cette revendication, la société invoquait trois séries d’arguments sur lequel il est intéressant de s’attarder, sans suivre exactement leur ordre de présentation dans l’arrêt.

Revendication et défaut d’affectio societatis

En premier lieu, la société invoquait un défaut d’affectio societatis du conjoint pour faire obstacle à sa revendication de la qualité d’associé. Cet argument est écarté très clairement par la Cour de cassation. Elle énonce en effet que « l’affectio societatis n’est pas une condition requise pour la revendication, par un époux, de la qualité d’associé sur le fondement de l’article 1832-2 du code civil ».

La solution n’est pas nouvelle. La jurisprudence avait déjà eu l’occasion d’écarter un tel argument. En 2013, la Cour de cassation avait retenu que « laffectio societatis n’est pas une condition requise pour la formation d’un acte emportant cession de droits sociaux » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-22.296). Même si la revendication n’emporte pas une cession de droits sociaux, les parts sociales étant déjà communes, la solution était parfaitement transposable à la revendication de la qualité d’associé. D’ailleurs, en 2020, la Cour d’appel de Paris avait précisément considéré que le moyen tiré de l’absence d’affectio societatis de l’époux revendiquant la qualité d’associé était inopérant (CA Paris, 18 févr. 2020, n° 17/08258).

On relèvera, en outre, que l’affectio societatis, au-delà du mystère inhérent à l’emploi d’une expression latine, ne constitue pas une condition distincte du consentement au contrat de société. Or, en revendiquant la qualité d’associé, le conjoint exprime précisément son consentement au contrat de société. Dès lors, ce n’est pas sur le terrain de l’existence du consentement que la société aurait pu se placer, mais davantage sur celui de la licéité du but poursuivi par le conjoint ou, pour employer un vocabulaire antérieur à la réforme du droit des obligations, sur le terrain de la licéité de la cause de l’engagement du conjoint.

Revendication et atteinte à l’autonomie professionnelle

En deuxième lieu, la société invoquait le principe d’autonomie professionnelle reconnue à chacun des époux pour faire échec à l’intrusion de l’autre dans la société. En effet, l’article 223 du Code civil, relevant du régime primaire applicable à tous les couples mariés, consacre la liberté d’exercice d’une profession par chacun des époux. Aussi, et surtout, l’article 1421 du même code confère un pouvoir de gestion exclusive sur les biens communs nécessaires à l’exercice d’une « profession séparée », à savoir une profession indépendante de celle de son conjoint. Au regard de ces textes, la société estimait donc que l’autonomie professionnelle faisait obstacle à la faculté de revendication de la qualité d’associé exercée par le conjoint en application de l’article 1832-2 du Code civil.

Malgré sa pertinence, la Cour de cassation évite de se prononcer sur l’argumentation développée. Elle énonce ainsi dans ses motifs que « les articles 223 et 1421, alinéa 2, du code civil ayant pour seul objet de protéger les intérêts de l’époux exerçant une profession séparée, la société Transports [I] n’est pas recevable à se prévaloir de l’atteinte que la revendication, par M. [I], de la qualité d’associé, serait susceptible de porter au droit de Mme [I] d’exercer une telle profession ». On l’aura donc compris : la société ne peut pas invoquer une atteinte à l’autonomie professionnelle de l’époux associé. Seul ce dernier le peut.

Ces motifs suscitent alors inévitablement une autre question. Si l’époux associé avait invoqué une telle atteinte, aurait-elle permis de neutraliser la revendication de son conjoint ? La chambre commerciale se garde bien d’y apporter une réponse précise. Certains indices autorisent néanmoins à penser qu’une telle argumentation pourrait prospérer à l’avenir. Là où la cour d’appel avait rejeté la demande de la société – et de l’épouse associée – considérant qu’aucune atteinte n’était portée à l’autonomie professionnelle, la Cour de cassation estime pour sa part que la société – seul demandeur au pourvoi – ne peut pas se prévaloir d’une possible atteinte. Assiste-t-on, dans cet arrêt, à une substitution de motifs qui ne dit pas son nom, laquelle pourrait signifier que le motif de la cour d’appel était erroné mais que sa solution pouvait éviter la cassation par un changement des motifs ?

Au-delà de l’interprétation de l’arrêt, il faut néanmoins observer que le chemin de l’atteinte à l’autonomie professionnelle n’est pas nécessairement le meilleur pour opérer un contrôle de la revendication du conjoint. Certes, l’article 1832-2 du Code civil est très souvent critiqué, notamment en raison de la limitation aux seules sociétés de personnes (par opposition aux sociétés émettant des actions). Il est ainsi difficile de comprendre la différence de traitement entre une SARL et une SAS sur le sujet. Cependant, l’esprit de cet article, introduit par la Loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale, est d’accorder à chaque époux la liberté de participer au projet sociétaire de l’autre, lorsque ce dernier emploie des biens communs. Dès lors, il est plus conforme à l’esprit du texte, et c’est toute la logique du troisième argument, de se demander si le conjoint n’a pas renoncé à participer à l’activité sociétaire de l’autre, s’il n’a pas accepté définitivement que l’autre exerce une profession séparée.

Revendication et renonciation tacite

En dernier lieu, la société invoquait une renonciation tacite du conjoint à revendiquer la qualité d’associé que la cour d’appel avait refusé. Les juges du fond avait en effet considéré que cette revendication ne pouvait être qu’ « expresse et non équivoque ». Sur ce point, l’arrêt d’appel est cassé. Au visa de l’article 1134 du Code civil, dans sa version antérieure à la réforme, la chambre commerciale énonce que « la renonciation à un droit peut être tacite dès lors que les circonstances établissent, de façon non équivoque, la volonté de renoncer ».

Ainsi énoncés, ces motifs sont parfaitement classiques. La renonciation, acte juridique unilatéral abdicatif, est formée par la seule volonté du titulaire du droit, sans que l’extériorisation de sa volonté ne soit limitée à une forme particulière. La volonté abdicative peut donc être expresse ou tacite (C. civ., art. 1113, al. 2), sauf disposition légale (Cass. com., 1er juill. 2008, n° 07-17.786) ou conventionnelle contraire (Cass. 3e civ., 9 sept. 2021, n° 20-14.189). En l’absence de telles dispositions, la renonciation au droit de revendiquer la qualité l’associé peut donc être tacite.

Il reste alors à apprécier quelles circonstances permettent d’établir, de façon non équivoque, la volonté du conjoint de renoncer à revendiquer la qualité d’associé. Sur celles-ci, l’arrêt d’appel est particulièrement éclairant. Après avoir participer ensemble à l’exploitation d’une même entreprise, les conseillers ont relevé que les époux avaient décidé « de scinder en deux leur activité par la création d’une SARL ayant pour objet d’exploiter le garage, et d’une autre SARL exerçant une activité de transports routiers, et sont alors convenus que M. M. serait gérant de la SARL exploitant le garage, tandis qu’elle serait gérante de la SARL exploitant l’entreprise de transports routiers » (CA Aix-en-Provence, 29 août 2019, n° 18/16573). Autrement dit, chaque époux avait renoncé à participer à l’activité sociale de l’autre, chaque époux avait accepté que l’autre exerce une profession séparée dans le cadre sociétaire.

Par-delà les arguments pour s’opposer à une revendication tardive, voire intempestive, du conjoint, l’enseignement pratique de cet arrêt ne brille pas par son originalité : en présence d’un associé marié sous le régime de la communauté légale, il faut s’assurer de la renonciation du conjoint dès son entrée dans la société.

Gauthier Le Noach
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

 

 

 

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Retour sur le préjudice du cessionnaire de droits sociaux victime d’une dissimulation d’information

Soumis par sfournier le mer 21/09/2022 - 12:00

Bien qu’inédit, un arrêt rendu par la chambre commerciale le 6 juillet 2022 (Cass. com., 6 juill. 2022, 20-12.467, inédit) mérite d’être remarqué car il apporte d’utiles éclairages au sujet d’une question technique, celle de l’évaluation du préjudice du cessionnaire de droits sociaux victime d’une dissimulation d’information. Il rappelle en particulier aux juges du fond qu’ils doivent impérativement procéder à une évaluation de la chance perdue, par le cessionnaire, de renoncer à son investissement qui s’est avéré désastreux.

 

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Deux époux cédèrent à une société A 60 % du capital d’une société B, dont l’objet était de proposer des solutions d’hébergement touristique, pour un montant de 90 000 euros. En plus du prix, la société cessionnaire s’était engagée à consentir une avance en compte courant de deux millions d’euros, et un prêt de 160 000 euros. Mais trois mois plus tard, la société B fut placée sous sauvegarde, puis en liquidation judiciaire.

S’estimant lésée, la société A assigna les cédants en responsabilité civile extracontractuelle. Les reproches portaient sur le fait que les états prévisionnels de la société cédée reposaient sur des hypothèses de croissance non fondées, et que les titres de participation détenus au sein d’une société C, filiale à 95 %, avaient été surévalués en raison de divers engagements qu’elle avait souscrits sans constituer de provisions. Précisément, il existait un passif latent, non révélé par les cédants, tenant, d’une part, à des engagements de rachat de roulottes consentis aux clients, et, d'autre part, à des garanties de paiement de loyers souscrites dans le cadre de cessions de baux commerciaux. Pour toutes ces raisons, la société A fit état d’un préjudice de perte de chance de ne pas acquérir les titres et de ne pas apporter à la société cédée des financements en pure perte.

La cour d’appel de Bourges, par un arrêt rendu le 20 décembre 2018, fit droit à cette demande, tout en limitant la réparation accordée à la somme de 250 000 euros. Contestant ce quantum, la société cessionnaire forma un pourvoi. Les arguments, qui critiquaient la façon dont les juges du fond avaient compris la notion de perte de chance, trouvèrent un écho favorable auprès de la chambre commerciale. L’arrêt nous donne l’occasion de revenir sur le préjudice que peut invoquer l’investisseur déçu, ainsi que sur la façon dont il doit être évalué.

Le préjudice invocable

Bien que le cessionnaire n’ait pas directement prétendu en avoir été victime, il aurait pu fonder ses prétentions sur l’existence d’un dol par omission, entendue, depuis la réforme, comme « la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie » (C. civ., art. 1137, non applicable en la cause). Les faits tels qu’ils ressortent de l’arrêt d’appel laissent peu de place au doute. En tout état de cause, le cessionnaire peut évidemment renoncer à solliciter la nullité, et se contenter de réclamer des dommages et intérêts en vertu des règles de la responsabilité civile extracontractuelle (C. civ., art. 1178, al. 4). Mais ce choix peut-il avoir des répercussions sur l’étendue de la réparation accordée ? Certains arrêts ont pu le laisser penser.

En matière de dol et, plus largement, lorsque le cessionnaire s’estime lésé en raison d’un manquement à un devoir précontractuel d’information (C. civ., art. 1112-1, al. 1er. Pour un arrêt ayant statué en ce sens avant la réforme : Cass. com., 25 nov. 2014, n° 13-24.658, inédit), il ne peut prétendre qu’à la réparation du préjudice de perte de chance, entendue comme la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable. En l’occurrence, il se plaint d’avoir perdu l’opportunité de renoncer à son investissement calamiteux (incluant le prix de cession, ainsi que les concours financiers consentis) en raison des dissimulations dont se sont rendus coupables les cédants.

En principe, est indemnisable tant la perte de chance de ne pas avoir contracté, que celle d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses. Pourtant, un célèbre arrêt Parsys 2 (Cass. com. 10 juill. 2012, n° 11-21.954, publié) avait jugé que le cessionnaire « ayant fait le choix de ne pas demander l’annulation du contrat, son préjudice réparable correspondait uniquement à la perte d’une chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses ». Une décision rendue en 2016 avait retenu une acception plus large du préjudice réparable (Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-29.874, inédit), mais la chambre commerciale revint, en 2019, à la formule de l’arrêt Parsys 2 (Cass. com., 5 juin 2019, n° 16-10.391, inédit).

La doctrine a majoritairement critiqué une telle approche. Pourtant, l’opinion avait été émise que la formulation restrictive adoptée par la Cour de cassation ne visait qu’à exclure l’indemnisation des gains manqués. De la sorte, et en pratique, il n’y aurait guère de différence entre la réparation de la perte de chance de ne pas contracter, et celle d’avoir pu conclure le contrat dans des conditions plus avantageuses : dans les deux cas, il s’agirait toujours d’indemniser la victime de la perte d’une chance d’avoir pu négocier différemment.

L’arrêt semble confirmer une telle interprétation. Certes, l’arrêt ne reprend pas à son compte les termes du pourvoi, évoquant « la perte de chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions plus avantageuses ». Mais la Cour reprocha tout de même au juges du fond de ne pas avoir « apprécié si, et dans quelle mesure, [la société cessionnaire], dûment informée de l'ensemble des engagements de rachat souscrits par [la filiale], n'aurait pas renoncé à acquérir les titres [de sa société mère] et à apporter à cette dernière les concours financiers qu'elle lui a octroyés ». Preuve, peut-être, d’une volonté de dissiper l’équivoque, la censure intervint, non pas pour défaut de base légale, mais pour violation du principe de réparation intégrale. Reste à savoir si la Haute juridiction suivra la même approche dans un litige où le dol aura été expressément invoqué.

L’évaluation du préjudice

La méthode d’évaluation du préjudice appliquée par la cour d’appel n’était pas dénuée d’une certaine logique. Cherchant à appréhender de façon pragmatique le préjudice de l’acquéreur, la juridiction du fond avait pris en considération la proportion de propriétaires ayant effectivement demandé la reprise de leur roulotte, qu'elle a évaluée à un huitième. Elle a ensuite pris cette base de calcul pour retenir la somme de 250 000 euros, correspondant à un huitième des sommes totales investies par la société A dans la société B.

L’arrêt est logiquement censuré pour violation du principe suivant lequel la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue. Le juge du droit reproche d’abord à la cour d’appel de n’avoir tenu compte que des options de rachat effectivement activées par les clients. Plus fondamentalement, la cassation est prononcée parce que les juges du fond se sont abstenus d’apprécier si, et dans quelle mesure, dûment informée, la société A aurait renoncé à son investissement.

La responsabilité civile consiste à replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée en l’absence de fait générateur, sans perte ni profit : il s’agit donc d’évaluer la probabilité qu’aurait eue la victime de renoncer à cet investissement si elle n’avait pas été trompée. Et cette probabilité doit ensuite donner la mesure de la réparation : les chances de la victime d’échapper au dommage seront traduites en pourcentage, lequel doit être appliqué au préjudice final (la totalité des sommes investies à perte). Ainsi, plus ces chances sont élevées, plus la réparation est généreuse. Une chance minime est toujours indemnisable (Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 18-25.440, publié), mais le montant de la réparation sera nécessairement modeste. Cet exercice, qui recèle une part d’aléa, relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Encore faut-il qu’ils retiennent les termes adéquats de ce calcul de probabilité.
L’on saisit donc la confusion du raisonnement tenu par la cour d’appel. Cette dernière n’avait pas procédé à cette évaluation : elle s’est intéressée à l’état du passif non révélé de la filiale, en a déduit un pourcentage, qui a été appliqué, en définitive, au préjudice final. Les termes du calcul n’étaient pas pertinents.

Remarquons qu’il est fort probable que la cour de renvoi accorde une réparation plus élevée. In abstracto, qui voudrait investir massivement dans une société qui tire ses revenus d’une filiale ayant pris de tels engagements ? Les chances qu’avait le cessionnaire de renoncer à l’investissement ou d’y procéder dans des conditions substantiellement différentes étant considérables, une fraction non négligeable du préjudice finale devrait être retenue.

Précisons pour finir que la proposition de réforme du droit de la responsabilité civile, si elle est adoptée en l’état, confirmerait ces principes de solution, dans la mesure où elle consacre, à la fois, la définition jurisprudentielle de la perte de chance, et la méthode d’évaluation de ce type de préjudice (Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, art. 1237).

 

Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre


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