Sorry, you need to enable JavaScript to visit this website.

Garantie de passif, pluralité de parties et solidarité

Lettre CREDA-sociétés 2024-06 du 17 avril 2024

Creda 2022 D Creda 2022 R

Un arrêt rendu le 24 janvier 2024 par la chambre commerciale de la Cour de cassation (n° 20-13.755, publié) permet de revenir sur la délicate question de la solidarité, tant passive qu’active, en matière de garantie de passif.

 

Abonnement

 

Par actes distincts en date du 4 juillet 2011, quatre associés cédèrent l’intégralité des parts qu’ils détenaient au sein d’une SARL à une société Sati. Le même jour, un cinquième associé céda ses propres titres au dirigeant de cette même société Sati. Ultérieurement, les deux cessionnaires assignèrent l’ensemble des cédants afin de mettre en jeu les garanties de passif contractées par ces derniers.

La cour d’appel condamna solidairement les cédants à verser une certaine somme aux cessionnaires « pris ensemble », à charge pour ces derniers de se la répartir au prorata des parts sociales acquises par chacun. En dépit de la pluralité d’actes juridiques, les juges du fond estimèrent que l’opération globale s’étant traduite par une « prise de contrôle total » par les deux cessionnaires, elle revêtait un caractère commercial. Par conséquent, et en vertu de la solidarité passive présumée, « la clause de garantie insérée dans chacun des actes ne limite pas la charge d'un passif antérieur […] à la proportion des droits sociaux cédés ».

L’arrêt sera toutefois cassé pour violation de l’ancien article 1202 du code civil. Selon le juge du droit, dans la mesure où le dirigeant n’avait acquis ses parts qu’auprès d’un seul cédant, la solidarité dont bénéficiait la société Sati à l’égard de ses propres cocontractants ne pouvait pas produire d’effet à son profit.

La cour d’appel a manifestement fait un usage inapproprié de la solidarité passive (1.). Bien que la cassation n’intervînt pas précisément sur ce point, la juridiction du second degré semble aussi avoir appliqué, à tort, les mécanismes de la solidarité active (2.).

1. La solidarité passive

publications

 

Les principes régissant la solidarité passive étant constants en dépit de la réforme, l’arrêt est parfaitement d’actualité. Rappelons que la solidarité passive consiste à lier les engagements contractés par plusieurs débiteurs, de sorte que chacun se trouve obligé, à l’égard du créancier, à toute la dette (C. civ., art. 1313). Le mécanisme offre une garantie appréciable au créancier, qui peut réclamer paiement à un seul des codébiteurs solidaires, le solvens disposant ensuite d’un recours en contribution contre les autres (C. civ., art. 1317). La solidarité emporte aussi des effets dits « secondaires », notamment en matière de prescription (C. civ., art. 1312).

Si, en principe, la solidarité ne se présume pas (C. civ., art. 1310), il est fait exception à cette règle en matière commerciale. Consacrant un usage constant, la Cour de cassation juge, depuis de nombreuses années, qu’à défaut de convention contraire, la solidarité est de principe lorsque plusieurs codébiteurs sont engagés au titre d’une opération de nature commerciale (V. par ex. : Cass. civ., 18 juill. 1929 : DH 1929, p. 556). Le critère est objectif, les parties ne devant pas nécessairement être des commerçants.

La solidarité peut, à certaines conditions, être présumée lorsque plusieurs cédants de droits sociaux consentent une garantie de passif ou d’actif, que celle-ci soit stipulée au profit du cessionnaire (garantie de valeur), ou de la société cible (garantie de reconstitution). Si une telle garantie n’est pas un acte de commerce par nature, elle peut emprunter la commercialité de la cession dont elle est l’accessoire (Cass. com., 28 nov. 2006, n° 05-14.827, inédit). Et, de jurisprudence constante, constitue un acte de commerce toute cession de contrôle (V. not. : Cass. com., 28 nov. 1978, n° 77-12.609, publié), entendue comme celle qui a pour objet et pour effet d'assurer au cessionnaire le contrôle de la société émettrice au sens de l’article L. 233-3 du code de commerce (Pour l’usage de cette formule, v. par ex. : Cass. com., 11 juill. 1988, n° 86-19.138, publié).

En l’espèce, et en l’absence de stipulation contraire, les garants étaient bien présumés solidaires. Mais contrairement à la cour d’appel, la chambre commerciale prit soin de distinguer deux opérations. D’un côté, la cession globale réalisée par quatre cédants au bénéfice de la société Sati : s’agissant d’une cession de contrôle, car portant sur la majorité des titres de la SARL, la société cessionnaire bénéficiait bien de l’engagement solidaire des différents garants qui étaient ses cocontractants. De l’autre, la cession « isolée » réalisée au profit du dirigeant de la société Sati : n’étant pas partie à la cession de contrôle, il ne pouvait pas se prévaloir de l’engagement solidaire des autres cédants. En elle-même par ailleurs, cette cession « minoritaire » est de nature civile (Cass. com., 24 nov. 1992, n° 91-10.699, publié).

Même si le juge du droit n’a pas convoqué ce principe, la solution se trouve évidemment justifiée par l'effet relatif des contrats (C. civ., art. 1199). Le dirigeant n’étant pas le cocontractant des « cédants du contrôle », aucun des garants ne pouvait être engagé à son égard, a fortiori solidairement. En effet, la solidarité se greffant à un lien de droit préexistant entre les parties, elle suppose que plusieurs codébiteurs soient obligés au profit d’un même créancier à raison d’une même dette (Cass. com., 12 janv. 1976, n° 74-13.037, publié).

 

Téléchargez la lettre Creda-sociétés 2024-06 du 17 avril 2024

Lettre creda 2024-06

 

A la vérité, l’identification des parties à une opération contractuelle complexe n’est pas toujours aussi simple. Les choses sont certainement moins compliquées lorsque les différents cédants et cessionnaires signent la même documentation contractuelle (Cass. com., 16 janv. 1990, n° 88-16.265, inédit). Mais l’on sait aussi que l’existence de plusieurs intrumenta ne signifie pas nécessairement que nous sommes en présence de plusieurs negotia. En jurisprudence, l’on constate que le séquençage d’une cession de contrôle en plusieurs contrats distincts n’empêche pas, en certains cas, une telle appréhension globale (Cass. com., 28 avr. 1987, n° 85-17.093, publié).

En l’occurrence, la cession de contrôle était bien composée d’une pluralité de contrats ; l’identité de cessionnaire a sans doute été déterminante pour en délimiter les contours. Mais n’aurait-il pas été concevable d’y intégrer la cession faite au profit du dirigeant, laquelle est intervenue le même jour, en raison de l’existence d’un « ensemble indivisible » ayant pour finalité de transférer le contrôle de la SARL aux deux cessionnaires « agissant de concert » ?

En tout état de cause, si la cassation est bien intervenue pour violation de la loi, la décision ne devrait pas condamner toute extension du rayonnement de la solidarité passive, pour peu que les juges soient en mesure de le justifier. Dans une hypothèse où, à la suite d’une substitution partielle dans ses droits, un cessionnaire s’était retrouvé propriétaire d’une infime partie des actions, la solidarité (au regard de l’obligation de payer le prix) a pu lui être imposée au profit de l’ensemble des cédants, dès lors qu’il avait « participé » à une cession de contrôle (Cass. com., 22 mars 2005, n° 01-16.331, inédit).

Les parties ont tout intérêt à prévenir ces difficultés. Au sein des actes matérialisant la cession de contrôle, une stipulation pour autrui aurait pu permettre au dirigeant, malgré sa qualité de tiers, de faire jouer la garantie à son profit (C. civ., art. 1206). Si le souhait des cessionnaires est de bénéficier de l’engagement solidaire de l’ensemble des garants, la solution la plus simple consiste en la confection d’un acte unique, au sein duquel chaque cédant s’oblige expressément à leur égard.

2. La solidarité active

Bien que l’arrêt soit peu disert à ce sujet, il semble que les juges du fond aient appliqué les mécanismes de la solidarité active. Ce type de solidarité permet, en effet, à chacun des cocréanciers d’exiger et de recevoir seul un paiement intégral, à charge de restituer à l’autre la part qui lui revient (C. civ., art. 1311). Or, dès lors que le dirigeant était un tiers à l’opération conclue au profit de sa société, il ne pouvait pas être considéré comme son cocréancier : la solidarité active ne pouvait donc pas jouer, là encore, en vertu du principe de l’effet relatif.

De façon générale, l’on ne saurait déduire de l’existence d’une solidarité passive, même présumée, une situation de solidarité active. Ce d’autant plus que, contrairement à la première, la seconde ne se présume jamais, même en matière commerciale. Bien que par le passé, l’inverse ait pu être soutenu (V. par ex. : J.-M. Pardessus, Cours de droit commercial, Nève, 4ème éd., 1831, p. 296, n° 181), il n’existe pas, en ce domaine, d’usage qui serait reconnu par les prétoires. La solution a été solennellement rappelée, précisément en matière de garantie de passif (Cass. com., 26 sept. 2018, n° 16-28.133). En principe, la créance se divise donc entre ses cotitulaires : en cas de pluralité de sujets, la division de l’obligation est la norme (C. civ., art. 1309). Dès lors, chacun ne peut réclamer que la part qui lui revient, et ce, même auprès de débiteurs engagés, de leur côté, solidairement. La solidarité passive implique, en revanche, qu’un débiteur puisse avoir à régler au-delà de sa part dans la dette.

L’on explique cette absence de symétrie entre solidarités passive et active par le fait que la première répond aux attentes des commerçants, en contribuant à sécuriser le crédit, ce qui n’est pas le cas de la seconde, qui est une technique visant à simplifier le paiement.

Les parties peuvent naturellement choisir de stipuler la solidarité active. En ce cas, la clause doit être rédigée en termes très explicites (V. par ex. : Cass. 1re civ., 27 avr. 2004, n° 02-10.347, publié, refusant de donner effet à une stipulation prévoyant qu’ « il y aura solidarité entre tous les vendeurs d'une part et tous les acquéreurs d'autre part, qu'ils soient personnes physiques ou morales ». V. aussi : Cass. com., 14 mars 2000, n° 97-16.905, inédit, considérant que le fait qu’une obligation soit contractée envers plusieurs créanciers formant un « bloc indivisible » est impropre à caractériser une solidarité active). Dans le cadre d’une garantie de passif, les cessionnaires devront cependant bien peser le pour et le contre : le principal danger de la solidarité active réside dans le risque de voir l’accipiens dilapider les fonds, ou devenir insolvable.

Akram EL MEJRI
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

Partager
/v