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Imprévision : transmission d’une QPC au sujet de l’exemption bénéficiant aux cessions de titres financiers

Lettre CREDA-sociétés 2023-09 du 24 mai 2023

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L’article L. 211-40-1 du code monétaire et financier exempte l’ensemble des opérations sur titres et contrats financiers du mécanisme de révision pour imprévision (C. civ., art. 1195). Concernant les opérations sur actions, le texte ne distingue pas celles qui sont cotées de celles qui ne le sont pas. Par une importante décision en date du 15 mars 2023 (n° 22-40.023), la chambre commerciale de la Cour de cassation a décidé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité de ce texte au principe d’égalité devant la loi.

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La révision pour imprévision permet à un cocontractant de solliciter une renégociation de son partenaire lorsque l’exécution du contrat est rendue excessivement onéreuse par un changement de circonstances imprévisible lors de sa conclusion. Le mécanisme peut se traduire par l’intervention du juge puisque faute d’accord entre les parties dans un délai raisonnable sur l’adaptation ou la résolution du contrat, le juge peut, à la demande de l’une d’entre elles, le « réviser […] ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe ».

En amont des discussions portant sur la loi de ratification de l’ordonnance réformant le droit des contrats, le Haut Comité Juridique de la Place financière de Paris avait préconisé l’adoption d’« une disposition législative écartant le régime de l'imprévision pour l'ensemble des opérations sur instruments financiers ». Cette proposition finira par être consacrée. Lors des discussions au Parlement, il était apparu que « le Gouvernement [avait] d’ailleurs reconnu, en séance publique, que les risques induits par l’application de la théorie de l’imprévision aux contrats sur instruments financiers étaient plus forts que les gains espérés, les opérations sur titres financiers ayant par nature pour objectif d’intégrer le risque dans leur valorisation et dans les caractéristiques retenues pour l’opération ».

Un nouvel article L. 211-40-1 a donc été intégré au sein du code monétaire et financier. Il dispose que « l'article 1195 du code civil n'est pas applicable aux obligations qui résultent d'opérations sur les titres et les contrats financiers mentionnés aux I à III de l'article L. 211-1 du présent code ». Ce renvoi permet d’exempter toutes les opérations portant sur des titres de capital émis par les sociétés par actions, des titres de créance, des parts ou actions d’OPC, ou encore l’ensemble des instruments financiers à terme (contrats financiers). L’absence de distinction faite, dans la première catégorie, entre actions cotées et non cotées, se trouve être au cœur de la décision commentée.

La décision

publications

 

Une société et une personne physique avaient consenti, au profit d’une autre société, une promesse synallagmatique de cession des actions qu’elles détenaient au sein d’une SAS. La société cessionnaire chercha cependant à en être libérée, en invoquant, sur le fondement de l’article 1195 du code civil, un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion de la promesse rendant son exécution excessivement onéreuse.

En défense, les vendeurs répliquèrent qu’en application de l’article L. 211-40-1 du code monétaire et financier, le mécanisme de révision pour imprévision ne pouvait pas être activé. Par mémoire spécial, l’acquéreur posa alors une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Estimant les critères réunis (article 23-2 de la loi organique sur le Conseil constitutionnel), le tribunal de commerce transmit la question suivante à la chambre commerciale : « L'article L. 211-40-1 du code monétaire et financier est-il conforme au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 1er de la Constitution et l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? ».

La Cour de cassation devait donc, à son tour, procéder à l’examen des conditions requises pour une transmission au Conseil constitutionnel. Elle constata, d’abord, que la disposition contestée était bien applicable au litige, et qu’elle n’avait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Surtout, la question présentait bien un caractère sérieux au regard du principe d’égalité devant la loi. La Cour régulatrice rappela la ratio legis de l’article contesté, pour ensuite cibler la difficulté. Ce texte a pour « objet d'assurer la sécurité juridique d'opérations portant sur des biens et droits dont la valeur est susceptible d'évolutions rapides et importantes, en fonction d'événements imprévisibles ». Le point de questionnement tient au fait que le législateur n’a pas distingué les actions cotées de celles qui ne le sont pas. Une telle assimilation se justifie-t-elle au regard de l’objectif du législateur ?

Corrélativement, quelle est la pertinence de la distinction ainsi instaurée entre, d’une part, les actions non cotées, et de l’autre, les parts sociales, toutes deux étant « à l'abri, dans une large mesure, d'évolutions substantielles et inattendues portant sur leur valeur », contrairement aux actions cotées, « qui se trouvent soumises à un aléa important résultant de la spéculation des opérateurs intervenant sur les marchés financiers » ?

Il appartiendra donc au Conseil constitutionnel de se prononcer dans un délai de 3 mois suivant la transmission de la QPC. Il est cependant possible, dès à présent, d’éclairer les termes de la discussion.

 

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n° 2023-09 du 24 mai 2023

lettre n° 2023-09

 

Les termes du débat

Le débat se trouvera donc placé sur le terrain du principe d’égalité. La question qui devra être tranchée pourrait être ainsi résumée : le texte n’instaurerait-il pas un traitement « inégalitaire » du cessionnaire d’actions non cotées, qui serait placé dans une situation plus défavorable que celle d’un cessionnaire de parts sociales (lequel peut théoriquement invoquer l’imprévision, sauf clause contraire), alors pourtant que tous deux se trouveraient dans une situation similaire ?

Ainsi que le décide de façon constante la Conseil constitutionnel depuis une décision du 9 avril 1996, le principe d’égalité « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». Face à une différence de traitement, le Conseil a pour coutume de raisonner en deux temps :

  • Cette différence est-elle suffisamment justifiée : soit parce que les situations sont clairement différentes ; soit, lorsque les deux situations sont similaires, parce qu’existe un motif d’intérêt général ?
  • Par ailleurs, la différence de traitement, à la supposer justifiée, entretient-elle un rapport suffisamment étroit avec le but poursuivi par le législateur ?

Il est vrai que les actions, qu’elles soient cotées ou non, font partie d’une même catégorie juridique, celle des titres financiers (C. mon. fin., art. L. 211-2, renvoyant à la notion de valeurs mobilières : C. com., art. L. 228-1). Qu’elles se négocient ou non sur les marchés, de nombreux traits les distinguent : négociabilité (C. mon. fin., art. L. 211-14), fongibilité, indivisibilité (C. com., art. L. 228-5).

Pour autant, c’est à l’aune de l’objet de la norme concernée qu’il convient de raisonner. En l’occurrence, l’exception ouverte par l’article L. 211-40-1 du code monétaire et financier vise à préserver la stabilité juridique de certains contrats portant sur un objet dont la valeur est très volatile. De ce point de vue, et en dépit de leur rattachement à la même catégorie, il existe des dissemblances assez substantielles entre actions cotées et non cotées.

Le prix des actions cotées est fixé au regard de leur « valeur boursière », autrement dit par la loi de l’offre et de la demande. Le cours, qui est publié et varie au jour le jour en fonction des transactions dont le titre est l'objet, est susceptible d’être affecté, à tout moment, par de nombreux paramètres qui peuvent être extérieurs à la société émettrice : perte de confiance des investisseurs, conjoncture économique, spéculation, évènement géopolitique…

En revanche, la valeur d’une action non cotée est davantage arrimée aux caractéristiques de l’émettrice, et moins dépendante de turbulences extérieures. Si de nombreuses méthodes de valorisation existent, leur point commun réside dans la recherche des « fondamentaux de l’entreprise ». Sont ainsi souvent prises pour référence la valeur comptable de l’action (division de l’actif net par le nombre d’actions) ou encore la valeur de rendement (bénéfice moyen réalisé ou projeté de l’entreprise). Et de ce point de vue, peu de choses séparent une cession d’actions non cotées d’une cession de parts sociales. La négociabilité des premières ne semble pas devoir remettre en cause un tel constat.

Au-delà de ces aspects, il semble difficile de déceler un motif d’intérêt général justifiant le modus operandi du législateur consistant, au regard de la théorie de l’imprévision, d’une part, à assimiler actions cotées et non cotées, et à distinguer les actions non cotées des parts sociales.

Pour toutes ces raisons, le risque de censure nous semble sérieux. Néanmoins, le Conseil pourrait préférer émettre des réserves d’interprétation, afin d’éviter de prononcer une abrogation qui pourrait s’avérer lourde de conséquences.

AKRAM EL MEJRI
Maître de conférences à l'Université Paris Nanterre

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