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Retour sur le préjudice du cessionnaire de droits sociaux victime d’une dissimulation d’information

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Bien qu’inédit, un arrêt rendu par la chambre commerciale le 6 juillet 2022 (Cass. com., 6 juill. 2022, 20-12.467, inédit) mérite d’être remarqué car il apporte d’utiles éclairages au sujet d’une question technique, celle de l’évaluation du préjudice du cessionnaire de droits sociaux victime d’une dissimulation d’information. Il rappelle en particulier aux juges du fond qu’ils doivent impérativement procéder à une évaluation de la chance perdue, par le cessionnaire, de renoncer à son investissement qui s’est avéré désastreux.

 

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Deux époux cédèrent à une société A 60 % du capital d’une société B, dont l’objet était de proposer des solutions d’hébergement touristique, pour un montant de 90 000 euros. En plus du prix, la société cessionnaire s’était engagée à consentir une avance en compte courant de deux millions d’euros, et un prêt de 160 000 euros. Mais trois mois plus tard, la société B fut placée sous sauvegarde, puis en liquidation judiciaire.

S’estimant lésée, la société A assigna les cédants en responsabilité civile extracontractuelle. Les reproches portaient sur le fait que les états prévisionnels de la société cédée reposaient sur des hypothèses de croissance non fondées, et que les titres de participation détenus au sein d’une société C, filiale à 95 %, avaient été surévalués en raison de divers engagements qu’elle avait souscrits sans constituer de provisions. Précisément, il existait un passif latent, non révélé par les cédants, tenant, d’une part, à des engagements de rachat de roulottes consentis aux clients, et, d'autre part, à des garanties de paiement de loyers souscrites dans le cadre de cessions de baux commerciaux. Pour toutes ces raisons, la société A fit état d’un préjudice de perte de chance de ne pas acquérir les titres et de ne pas apporter à la société cédée des financements en pure perte.

La cour d’appel de Bourges, par un arrêt rendu le 20 décembre 2018, fit droit à cette demande, tout en limitant la réparation accordée à la somme de 250 000 euros. Contestant ce quantum, la société cessionnaire forma un pourvoi. Les arguments, qui critiquaient la façon dont les juges du fond avaient compris la notion de perte de chance, trouvèrent un écho favorable auprès de la chambre commerciale. L’arrêt nous donne l’occasion de revenir sur le préjudice que peut invoquer l’investisseur déçu, ainsi que sur la façon dont il doit être évalué.

Le préjudice invocable

Bien que le cessionnaire n’ait pas directement prétendu en avoir été victime, il aurait pu fonder ses prétentions sur l’existence d’un dol par omission, entendue, depuis la réforme, comme « la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie » (C. civ., art. 1137, non applicable en la cause). Les faits tels qu’ils ressortent de l’arrêt d’appel laissent peu de place au doute. En tout état de cause, le cessionnaire peut évidemment renoncer à solliciter la nullité, et se contenter de réclamer des dommages et intérêts en vertu des règles de la responsabilité civile extracontractuelle (C. civ., art. 1178, al. 4). Mais ce choix peut-il avoir des répercussions sur l’étendue de la réparation accordée ? Certains arrêts ont pu le laisser penser.

En matière de dol et, plus largement, lorsque le cessionnaire s’estime lésé en raison d’un manquement à un devoir précontractuel d’information (C. civ., art. 1112-1, al. 1er. Pour un arrêt ayant statué en ce sens avant la réforme : Cass. com., 25 nov. 2014, n° 13-24.658, inédit), il ne peut prétendre qu’à la réparation du préjudice de perte de chance, entendue comme la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable. En l’occurrence, il se plaint d’avoir perdu l’opportunité de renoncer à son investissement calamiteux (incluant le prix de cession, ainsi que les concours financiers consentis) en raison des dissimulations dont se sont rendus coupables les cédants.

En principe, est indemnisable tant la perte de chance de ne pas avoir contracté, que celle d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses. Pourtant, un célèbre arrêt Parsys 2 (Cass. com. 10 juill. 2012, n° 11-21.954, publié) avait jugé que le cessionnaire « ayant fait le choix de ne pas demander l’annulation du contrat, son préjudice réparable correspondait uniquement à la perte d’une chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses ». Une décision rendue en 2016 avait retenu une acception plus large du préjudice réparable (Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-29.874, inédit), mais la chambre commerciale revint, en 2019, à la formule de l’arrêt Parsys 2 (Cass. com., 5 juin 2019, n° 16-10.391, inédit).

La doctrine a majoritairement critiqué une telle approche. Pourtant, l’opinion avait été émise que la formulation restrictive adoptée par la Cour de cassation ne visait qu’à exclure l’indemnisation des gains manqués. De la sorte, et en pratique, il n’y aurait guère de différence entre la réparation de la perte de chance de ne pas contracter, et celle d’avoir pu conclure le contrat dans des conditions plus avantageuses : dans les deux cas, il s’agirait toujours d’indemniser la victime de la perte d’une chance d’avoir pu négocier différemment.

L’arrêt semble confirmer une telle interprétation. Certes, l’arrêt ne reprend pas à son compte les termes du pourvoi, évoquant « la perte de chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions plus avantageuses ». Mais la Cour reprocha tout de même au juges du fond de ne pas avoir « apprécié si, et dans quelle mesure, [la société cessionnaire], dûment informée de l'ensemble des engagements de rachat souscrits par [la filiale], n'aurait pas renoncé à acquérir les titres [de sa société mère] et à apporter à cette dernière les concours financiers qu'elle lui a octroyés ». Preuve, peut-être, d’une volonté de dissiper l’équivoque, la censure intervint, non pas pour défaut de base légale, mais pour violation du principe de réparation intégrale. Reste à savoir si la Haute juridiction suivra la même approche dans un litige où le dol aura été expressément invoqué.

L’évaluation du préjudice

La méthode d’évaluation du préjudice appliquée par la cour d’appel n’était pas dénuée d’une certaine logique. Cherchant à appréhender de façon pragmatique le préjudice de l’acquéreur, la juridiction du fond avait pris en considération la proportion de propriétaires ayant effectivement demandé la reprise de leur roulotte, qu'elle a évaluée à un huitième. Elle a ensuite pris cette base de calcul pour retenir la somme de 250 000 euros, correspondant à un huitième des sommes totales investies par la société A dans la société B.

L’arrêt est logiquement censuré pour violation du principe suivant lequel la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue. Le juge du droit reproche d’abord à la cour d’appel de n’avoir tenu compte que des options de rachat effectivement activées par les clients. Plus fondamentalement, la cassation est prononcée parce que les juges du fond se sont abstenus d’apprécier si, et dans quelle mesure, dûment informée, la société A aurait renoncé à son investissement.

La responsabilité civile consiste à replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée en l’absence de fait générateur, sans perte ni profit : il s’agit donc d’évaluer la probabilité qu’aurait eue la victime de renoncer à cet investissement si elle n’avait pas été trompée. Et cette probabilité doit ensuite donner la mesure de la réparation : les chances de la victime d’échapper au dommage seront traduites en pourcentage, lequel doit être appliqué au préjudice final (la totalité des sommes investies à perte). Ainsi, plus ces chances sont élevées, plus la réparation est généreuse. Une chance minime est toujours indemnisable (Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 18-25.440, publié), mais le montant de la réparation sera nécessairement modeste. Cet exercice, qui recèle une part d’aléa, relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Encore faut-il qu’ils retiennent les termes adéquats de ce calcul de probabilité.
L’on saisit donc la confusion du raisonnement tenu par la cour d’appel. Cette dernière n’avait pas procédé à cette évaluation : elle s’est intéressée à l’état du passif non révélé de la filiale, en a déduit un pourcentage, qui a été appliqué, en définitive, au préjudice final. Les termes du calcul n’étaient pas pertinents.

Remarquons qu’il est fort probable que la cour de renvoi accorde une réparation plus élevée. In abstracto, qui voudrait investir massivement dans une société qui tire ses revenus d’une filiale ayant pris de tels engagements ? Les chances qu’avait le cessionnaire de renoncer à l’investissement ou d’y procéder dans des conditions substantiellement différentes étant considérables, une fraction non négligeable du préjudice finale devrait être retenue.

Précisons pour finir que la proposition de réforme du droit de la responsabilité civile, si elle est adoptée en l’état, confirmerait ces principes de solution, dans la mesure où elle consacre, à la fois, la définition jurisprudentielle de la perte de chance, et la méthode d’évaluation de ce type de préjudice (Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, art. 1237).

 

Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre


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