L'usufruitier et qualité d'associé : fin des débats ?
Lettre CREDA-sociétés 2022-02 du 28 février 2022


Dans un avis rendu le 1er décembre 2021, la chambre commerciale de la Cour de cassation considère que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé.
La chambre commerciale vient de rendre une solution qui pourrait mettre un terme à de très nombreux débats sur la qualité d’associé de l’usufruitier de parts sociales. En effet, celui-ci « ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé ». Toutefois, et parce que rien n’est jamais manichéen à propos de la question du démembrement de droits sociaux, l’usufruitier peut se voir reconnaître le droit de provoquer une délibération des associés – réservé aux seuls associés (article 39 du décret du 3 juillet 1978) – si son objet est « susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance des parts sociales ». Pour comprendre l’enjeu de cette décision, il est nécessaire d’en évoquer les faits.
Comme souvent en la matière, le litige est d’origine familiale. Les parents, usufruitiers d’une très grande majorité des parts sociales d’une société civile immobilière, entendent convoquer une assemblée aux fins de révoquer leur fille, en sa qualité de gérante. Les juges du fond, s’attachant à la lettre du décret du 3 juillet 1978, constatent que les demandeurs usufruitiers n’ont pas la qualité d’associé, et sont donc irrecevables dans leur demande, faute de qualité à agir. Un pourvoi est alors formé devant la troisième chambre civile de la Cour de cassation, qui saisit la chambre commerciale pour avis.
La chambre commerciale est à la fois claire et difficilement compréhensible. Elle est, dans un premier temps, claire en ce qu’elle affirme expressément que l’usufruitier de droits sociaux n’est pas un associé. Mais, dans un second temps, elle lui accorde immédiatement des prérogatives attachées à cette qualité en fonction d’un critère dont les contours sont pour le moins délicats à déterminer.
L’usufruitier non-associé
Il y a lieu de se réjouir de la prise de position de la chambre commerciale. Pour la première fois, elle affirme que l’usufruitier de parts sociales d’une société civile n’est pas associé. L’avis étant rendu sur le fondement de l’article 578 du Code civil, sa portée peut sans doute être étendue à toutes les autres formes sociales, l’usufruitier d’actions ne pouvant donc pas plus prétendre à la qualité d’actionnaire. Cette position, bien qu’inédite, n’est au vrai nullement nouvelle, car au moins trois décisions en ce sens peuvent être identifiées, bien qu’elles n’aient jamais été aussi claires :
- un arrêt de la troisième chambre civile du 29 novembre 2006 avait énoncé le principe, en matière de résiliation de baux ruraux pour cession prohibée de parts sociales, que l’associé ayant cédé la nue-propriété de ses parts « avait perdu la [qualité d’associé] » (Cass. civ. 3ème, 29 novembre 2006, n° 05-17.009);
- une décision de la CJUE, qui avait dit pour droit que « la notion de participation dans le capital d’une société d’un autre État membre (…) ne comprend pas la détention de parts en usufruit ». Il doit toutefois être signalé que la décision porte sur une question d’interprétation de la directive fiscale « mère-fille », et doit donc être cantonnée au droit fiscal (CJUE, 22 décembre 2008, C-48/07)
- un autre arrêt de la troisième chambre civile, en date du 15 septembre 2016 avait considéré qu’était insusceptible d’être annulée une assemblée d’associés ne portant pas sur l’affectation du résultat au seul motif que l’usufruitier de parts sociales n’avait pas été convoqué. Cette absence de sanction semblait permettre d’affirmer que l’usufruitier n’avait pas le droit de participer à la décision collective, et donc n’était pas associé (Cass. civ. 3ème, 15 septembre 2016, n° 16-15.172). La portée de la solution devait toutefois être réexaminée à la lumière de la réforme issue de la loi Soihili, l’article 1844 du Code civil énonçant désormais que « le nu-propriétaire et l'usufruitier ont le droit de participer aux décisions collectives ».
L’usufruitier n’étant donc pas un associé, en découlent de nombreuses conséquences en droit des sociétés. Une société dont la nue-propriété de l’intégralité des parts est détenue par une seule personne serait ainsi unipersonnelle au titre de l’article 1844-5 du Code civil et encourrait la dissolution. De même, certains droits et procédures seraient fermés aux usufruitiers qui ne pourraient alors :
- solliciter une expertise de gestion, ouverte aux associés détenant 10 % du capital dans les SARL (article L. 223-37 du Code de commerce) ou 5 % du capital dans les SA (article L. 225-231 du Code de commerce)
- demander la dissolution judiciaire pour mésentente au titre de l’article 1844-7, 5° du Code civil
- poser des questions sur la conduite des affaires sociales au titre des articles L. 223-26, L. 225-108 ou L. 225-232 du Code de commerce
- de demander l’inscription d’un point à l’ordre du jour (article L. 223-27 et L. 225-105 du Code de commerce).
Toutefois, la non-qualification d’associé ne prive pas l’usufruitier du droit au partage du résultat ou encore de l’exercice du droit de vote – pour autant que les statuts lui confèrent un tel droit et que le nu propriétaire soit convoqué (Cass. com., 4 janvier 1994, n° 91-20.256), qui sont pourtant des prérogatives principales de l’associé…
C’est donc qu’il est nécessaire de distinguer entre qualité d’associé et exercice des droits d’associés, distinction qu’opère implicitement la chambre commerciale dans son avis, en conférant à l’usufruitier non-associé le droit de provoquer la convocation d’une assemblée d’associés ou une consultation par écrit, autrement dit en lui conférant une prérogative que l’article 39 du décret de 1978 réserve à l’associé.
L’exercice conditionné des droits d’associés par l’usufruitier
L’usufruitier ne pourra exercer une telle prérogative que si la délibération attendue porte sur une question « susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance». Cette condition, inédite, peut étonner, le critère d’« incidence directe » étant assez difficile à cerner. Il y a lieu d’estimer que devra s’opérer une casuistique importante, chaque droit ou prérogative incombant en principe à un associé pouvant être exercé par l’usufruitier, si ce droit ou cette prérogative est susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance. L’usufruitier se voit alors la possibilité de préserver son droit fondamental de « jouir de la chose » employant des prérogatives électivement réservées aux associés, à la condition que ces dernières aient des incidences directes son droit de jouissance.
Pour illustrer cette difficulté, on pourrait appliquer le raisonnement à la décision litigieuse :
soit l’assemblée est convoquée pour révoquer un gérant qui propose systématiquement l’affectation du bénéfice aux réserves, privant l’usufruitier de ses droits dans le résultat. La révocation aurait alors une incidence directe sur la préservation des droits de l’usufruitier, qui pourrait alors demander la convocation de l’assemblée ;
soit l’assemblée est convoquée afin de révoquer le gérant pour tout autre motif, et on aurait de la difficulté à identifier l’incidence directe sur la préservation du droit de jouissance de l’usufruitier.
L’exercice d’un même droit d’associé pourrait donc parfois être ouvert à l’usufruitier et parfois ne pas l’être, en fonction de son objet et de son incidence directe sur son droit de jouissance. Surtout, il incombera à l’usufruitier, souhaitant se saisir d’un droit réservé aux associés, de démontrer le lien avec la préservation de son droit de jouissance. La troisième chambre civile ayant suivi l’avis de la chambre commerciale (Cass. civ. 3ème, 16 février 2022, n° 20-15.164), il est à craindre que les juridictions du fond n’aient à faire face à de nombreuses difficultés lorsqu’il leur faudra déterminer si l’usufruitier a le droit d’exercer tel ou tel droit d’associé. Le nœud gordien de la qualité d’associé de l’usufruitier à peine tranché, voilà qu’en apparait déjà un autre…
Matthieu Zolomian
Maître de conférences à l'Université Jean Monnet