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Action intentée à l’encontre d’une société absorbée : la fermeté est (toujours) de mise

Lettre CREDA-sociétés 2022-18 du 30 novembre 2022

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Par une décision inédite rendue le 8 septembre 2022, la Cour de cassation juge qu’un acte introductif d’instance dirigé à l’encontre d’une société absorbée est atteint d’une irrégularité de fond, que l’intervention volontaire de la société absorbante ne saurait couvrir. L’arrêt mérite d’être remarqué car il répond à deux arguments intéressants : la violation du droit à un tribunal (CESDH, art. 6§1) ou encore du principe de l’estoppel (« Nul ne peut se contredire aux dépens d’autrui »).

 

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Après avoir été indemnisé par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, un ancien salarié de la société EADS Airbus a cherché à faire reconnaître une faute inexcusable de son ancien employeur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale. La demande a cependant été déclarée irrecevable, car, au moment de l’introduction de l’instance, la société EADS Airbus avait été absorbée par la société Airbus Opérations. La solution sera confirmée par la cour d’appel de Rennes le 9 décembre 2020, et le pourvoi formé par le demandeur sera rejeté. L’argumentation développée par le pourvoi était pourtant habilement articulée.

I- L’intervention volontaire de l’absorbante

Reprochant aux juges du fond une violation des articles 32 et 126 du code de procédure civile, l’auteur du pourvoi estime que l’intervention volontaire de l’absorbante était de nature à régulariser les actes de saisine.

Le juge du droit répond sèchement que l’acte introductif d’instance adressé à une partie dépourvue de personnalité juridique est affecté d’une irrégularité de fond, et n’est pas régularisable.

L’on sait que les actes de procédure sont soumis à plusieurs exigences, sous peine de nullité. L’on distingue les irrégularités de forme, de celles de fond. Les premières, qui peuvent être couvertes (C. proc. civ., art. 121), ne sont des causes de nullité que si un texte le prescrit, et à la condition qu’elles causent un grief (C. proc. civ., art. 114). Pour les secondes, qui ne peuvent en principe pas être régularisées, les adages « Pas de nullité sans texte » et « Pas de nullité sans grief » sont sans effet (C. proc. civ., art. 119).

A priori, le choix d’un vice de fond s’avère ici pertinent. Le vice de forme renvoie au défaut ou au mauvais accomplissement d'une formalité requise par la loi. Le défaut de capacité d’ester en justice ne répond pas à cette définition, et figure bien au rang des irrégularités de fond (C. proc. civ., art. 117). Une société absorbée, donc dissoute, est évidemment privée de sa capacité de jouissance.

Le premier point qui pouvait poser question a trait au fait qu’en l’espèce, c’est le destinataire de l’acte qui était à la source de l’irrégularité. Si les prétoires jugent avec constance que le défaut de capacité de l’auteur de l’acte est un vice de fond (Cass. civ. 2ème, 20 janv. 2005, no 01-11.491, pour une société absorbée ; Cass. civ. 2ème, 27 sept. 2012, n° 11-22.278, jugeant que l’irrégularité ne peut pas être couverte par l’intervention volontaire de l’absorbante en cause d’appel), certaines incertitudes planent sur l’hypothèse inverse.

La Cour de cassation a donc choisi d’opérer l’analogie entre les deux situations, à l’instar d’autres décisions (Cass. civ. 2ème, 23 sept. 2010, no 09-70.355). L’on pourrait cependant objecter qu’en toute rigueur, le défaut de capacité devrait, pour constituer un vice de fond, émaner de l’auteur de la manifestation de volonté. Ne pouvait-on pas plutôt constater un vice de forme régularisable, en considérant que le demandeur avait commis une erreur d’identification du défendeur, en confondant l’absorbée et l’absorbante ? Cette confusion est d’autant plus compréhensible que l’ensemble du passif de l’absorbée fut transmis à l’absorbante (C. com., L. 236-3), en ce inclus l’obligation (contestée) d’indemniser le salarié en raison d’une faute, même inexcusable, de la première (Cass. soc., 29 avr. 1980, 79-11.496, publié). Le point de référence étant le fait générateur, cette dette potentielle est transmise même si aucune décision de justice n’est encore intervenue (Cass. com., 2 févr. 2010, no 09-11.938, publié). L’on décèle dans cette prise de position la volonté de faire produire plein effet à la personnalité juridique des groupements sociétaires, au prix d’un certain manque de pragmatisme.

Relevons en outre que certains arrêts ont tendance à voir dans ce type d’irrégularité une fin de non-recevoir tirée de l’article 32 précité, selon lequel « Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir ». La chambre commerciale avait ainsi jugé qu’est irrecevable une demande formulée à l’encontre d’une société absorbée (Cass. com., 7 juill. 2009, no 08-19.827) ou encore d’une société en formation (Cass. com. 20 juin 2006, no 03-15.957, publié). Une telle qualification peut se concevoir si l’on analyse la réalité du destinataire de l’acte comme une condition d’existence même du droit d’action.

L’arrêt présente une ambigüité, puisque, tout en évoquant une irrégularité de fond, il vise cet article 32. Mais cette apparente confusion est sans conséquence : que l’on y décèle un vice de fond ou une fin de non-recevoir, l’absence de personnalité juridique du défendeur ne peut jamais être couverte. Ces deux moyens de défense suivent très sensiblement le même régime, au point qu’ils sont parfois confondus : ils peuvent tous deux être soulevés sans grief (C. proc. civ., art. 119 et 124), et à tout moment de la procédure (C. proc. civ., art. 118 et 123).

II- Le droit d’accès à un tribunal

L’auteur du pourvoi cherchait ensuite à faire valoir que, si la loi peut restreindre le droit d’accès à un tribunal (CESDH, art. 6§1) en instaurant des conditions de recevabilité, le refus d’admettre la régularisation par voie d’intervention volontaire de l’absorbante s’avérait disproportionné.

La Cour de cassation prit d’abord soin de rappeler les principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), selon laquelle les limitations au droit à un tribunal sont admises, à la condition, d’une part, que ce droit ne s'en trouve pas atteint dans sa substance, d’autre part, qu’elles tendent à un but légitime et, enfin, qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
La deuxième chambre procéda ensuite à ce double « test » de conventionnalité et de proportionnalité. Elle releva alors que « le but poursuivi par la règle qui impose que la personne morale, en demande comme en défense, soit pourvue d'une existence juridique est légitime, en ce [qu’elle] tend à protéger les droits de la défense ». Sans argumenter plus avant, l’arrêt observe qu’un tel principe ne porte pas atteinte au droit d'accès à un tribunal dans sa substance, et qu’« il existe un rapport raisonnable de proportionnalité ».

La solution était prévisible. La CEDH a toujours admis que les États imposent des conditions de recevabilité, tout en leur accordant une ample marge de manœuvre, puisque le droit d’accès à un tribunal « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace suivant les ressources de la communauté et les besoins des individus » (CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). La Cour a tendance à ne sanctionner que les atteintes les plus manifestes (V. ainsi CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France).

III- L’estoppel

L’auteur du pourvoi tentait, enfin, d’invoquer le principe suivant lequel « Nul ne peut se contredire aux dépens d’autrui », puisque l’absorbante avait excipé de l’irrecevabilité de la demande après être intervenue volontairement à l’instance.

L’institution de l’estoppel, d’origine anglaise, tend à être reçue par la jurisprudence française (V. par exemple : Ass. pl., 27 févr. 2009, 07-19.841, publié). Le principe fut ici mobilisé de façon singulière, puisqu’à l’accoutumée, ce principe est invoqué, au contraire, pour faire déclarer une demande irrecevable.
De façon remarquable, la Cour de cassation ne rejette pas, par principe, un tel argument. Elle constate que l’arrêt de la cour d’appel ne permettait pas de caractériser ses conditions d’application. En particulier, la société absorbante pouvait intervenir, ne serait-ce que pour contester la recevabilité du recours. Du reste, si elle s’était aussi défendue sur le fond, elle ne l’avait fait qu’à titre subsidiaire, si bien qu’elle « n'a pas induit en erreur son adversaire sur ses intentions et ne s'est pas contredite à son détriment ».

L’arrêt s’inscrit dans le courant majoritaire, la jurisprudence ayant tendance à ne sanctionner qu’un véritable défaut de loyauté processuel (Cass. civ. 1ère, 6 juill. 2005, n° 01-15.912).
Est-ce à dire que l’estoppel aurait trouvé à s’appliquer si l’absorbante s’était contentée de se défendre au fond en première instance, puis aurait invoqué, en cause d’appel, la fin de non-recevoir ? Une réponse négative devrait s’imposer. Les fins de non-recevoir, comme les nullités pour vice de fond, sont invocables à tout moment de la procédure, sauf au juge, le cas échéant, à accorder à la partie victime des dommages et intérêts s’il constate une manœuvre dilatoire (C. proc. civ., art. 123 et 118).


Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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