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La fraude corrompt tout... même l'apport

Lettre CREDA-sociétés 2020-13 du 28 octobre 2020

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Malgré l'existence de textes visant à limiter les risques de contestation liés à l'évaluation des apports en nature, les conflits entre associés demeurent.

 

Cette lettre est téléchargeable au format pdf en bas de page

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L’évolution du capital d’une société en cours d’existence peut être source de conflits, principalement entre associés lors de l’opération d’augmentation de capital. Des procédures d’évaluation sont prévues dans les sociétés de capitaux (article L. 223-9 du Code de commerce, articles L. 225-8 et L. 225-14 du Code de commerce, article L. 227-1 du Code de commerce) afin de limiter en principe les conflits liés à l’évaluation des apports en nature.

Dans cette décision, un actionnaire fondateur d’une société anonyme décède, laissant pour successeurs ses trois enfants. A la suite d’un protocole transactionnel entre les ayants-droit, les actions du fondateur sont transmises à deux des héritiers, un fonds de commerce étant par ailleurs transmis à l’un de ces deux héritiers, à charge pour lui de l’apporter à la société ou à une autre société qui détiendrait les actions de cette société. Une année plus tard, les actionnaires majoritaires approuvent l’apport de ce fonds de commerce, décident d’augmenter en conséquence le capital de la société et d’attribuer les actions émises à l’apporteur. Quelques temps après, le troisième héritier assigne en responsabilité civile celui qui a reçu le fonds de commerce ainsi que la société. L’augmentation de capital aurait en effet été réalisée dans des conditions aboutissant à la dilution des droits des associés minoritaires.

La demande est rejetée par la Cour d’appel, les juges du fond estimant que les demandeurs n’établissaient pas que les conditions de l’apport du fonds aient été contraires à l’intérêt général de la société.

L’arrêt est censuré sur le fondement de l’article 1382 du Code civil – dans sa rédaction antérieure à la réforme du 10 février 2016 – et du principe selon lequel la fraude corrompt tout. La Cour d’appel a ainsi privé sa décision de base légale en ne recherchant pas si la sous-évaluation de la société lors de l’opération d’apport par les actionnaires majoritaires n’avait pas privé les actionnaires minoritaires d’une partie de leurs droits en diluant leur participation au capital.

L’arrêt mérite que l’on s’y intéresse – et justifie sa publication – à double titre. D’une part, l’opération contestée est présentée sous un jour original. D’autre part, le fondement de la fraude évoqué par la chambre commerciale de la Cour de cassation, bien que n’étant pas une totale nouveauté, attire l’attention.

La contestation de l'augmentation du capital

Les associés demandeurs contestent l’augmentation du capital de la société anonyme, mais selon un argumentaire original, et surprenant de prime abord.

Les actionnaires demandeurs avancent que l’apport de fonds de commerce, parce qu’il est couplé à une sous-évaluation de la société, aurait abouti à la « dilution [de leur] participation au capital ». Deux précisions s’imposent :

  • Il doit être souligné que l’apport du fonds de commerce n’est pas présenté comme étant directement surévalué. Cela peut s’entendre en ce que l’apport de fonds de commerce, comme tout apport en nature, doit faire l’objet d’une évaluation par un commissaire aux apports dans une société anonyme selon l’article L. 225-147 du Code de commerce, dont le rapport sert de support à la décision des actionnaires devant fixer sa valeur.
  • La dilution des droits des actionnaires minoritaires résulte sans doute de la sous-évaluation des capitaux propres lors de l’apport. Si les capitaux propres sont minorés, cela signifie que le nombre ou la valeur des actions l’est aussi, toute augmentation du capital donnant mécaniquement droit à un nombre d’actions plus important que si les capitaux propres avaient été correctement évalués, augmentant par là-même les droits du seul apporteur. C’est en cela que les actionnaires demandeurs s’estiment lésés par l’opération, et dilués à la suite de l’augmentation du capital. Bien que la formule n’apparaisse pas dans la décision, il s’agit là d’une version détournée de surévaluation de l’apport, une surévaluation indirecte, via la minoration des capitaux propres.

La fraude comme moyen de contestation de l'opération

Les actionnaires minoritaires reprochent à l’arrêt d’appel ayant rejeté leur demande en responsabilité à l’encontre des actionnaires majoritaires deux points :

  • D’avoir déterminé d’une part que l’opération d’apport était conforme à l’intérêt social, écartant de ce fait le grief de tiré du principe selon fraus omnia corrumpit (la fraude corrompt tout). Il semble que le raisonnement critiqué de la cour d’appel ait été inspiré par la théorie de l’abus du droit de vote, les juges du fond s’étant attaché à caractériser la conformité de l’opération à l’intérêt social, une des deux conditions nécessaires à l’établissement de l’abus de majorité.
  • De ne pas avoir considéré que la sous-évaluation du capital social lors de l’opération d’apport n’était pas conforme à l’intérêt commun des associés tel qu’évoqué à l’article 1833 du Code civil. Il doit être noté que le pourvoi opérait une distinction subtile et dans l’air du temps entre intérêt social et intérêt commun des associés, ce point n’ayant toutefois pas été retenu par la chambre commerciale.

Le premier point est toutefois retenu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, qui censure l’arrêt d’appel au visa de l’article 1382 ancien du Code civil et « [du] principe selon lequel la fraude corrompt tout ». Il est ainsi reproché aux juges du fond de ne pas avoir recherché si l’opération d’apport au profit des actionnaires majoritaires ne privait pas illégitimement les actionnaires minoritaires d’une partie de leurs droits par la dilution de leur participation au capital, ce qui pourrait constituer une collusion frauduleuse des majoritaires au détriment des minoritaires.

Il est peu fréquent que la chambre commerciale fasse appel à la théorie de la fraude pour invalider une décision sociale, sans faire appel à la théorie de l’abus du droit de vote. Un tel fondement est toutefois envisageable par la spécificité de la demande : les actionnaires ne cherchaient pas l’invalidation de la décision sociale, mais uniquement à engager la responsabilité civile des actionnaires majoritaires.

Evidemment, il reviendra à la cour d’appel de renvoi de déterminer en quoi il y a eu collusion frauduleuse, la censure s’opérant pour défaut de base légale. Mais la possibilité offerte par la chambre commerciale de la Cour de cassation est intéressante en ce qu’elle ouvre une nouvelle application à la théorie de la fraude en droit des sociétés, au-delà de la nullité de la décision (Cass. com. 25 janvier 2017, n° 14-29.726). Il y a là un nouvel essor potentiel aux conflits entre associés, la fraude pouvant venir au secours d’associés minoritaires ne parvenant pas à prouver les conditions de l’abus de majorité.

Matthieu ZOLOMIAN
Maître de conférences à l’Université Jean Monnet – Saint-Etienne

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