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Mandat apparent : oblige qui ne peut pas

Lettre CREDA-sociétés 2022-07 du 25 mai 2022

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La publicité légale accompagnant la nomination et la cessation des fonctions du gérant d’une SARL n’empêche pas le jeu du mandat apparent. Il en résulte qu’une SARL peut être engagée par un de ses salariés si le tiers cocontractant a pu légitimement croire en la réalité de ses pouvoirs (Cass. com. 9 mars 2022 n° 19-25.704).

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Le problème : les actes passés par un salarié peuvent-ils être opposés à la société ?

Les règles de représentation sociétaire semblent bien établies : la société possède un ou plusieurs représentants légaux, indiqués dans les statuts, et qui sont seuls habilités à engager la société, à moins qu’ils ne délèguent leurs pouvoirs.

L’inadéquation de cette représentation légale à la vie sociétaire a souvent été soulignée et il est peu pratique, au-delà d’une certaine taille, que le représentant légal passe tous les actes sociaux ou bien qu’il conclue de nombreuses délégations de pouvoir. Cependant, à l’inverse du droit allemand (art. 56 HGB), le droit français n’admet pas que tout préposé puisse valablement conclure au nom et pour le compte de la société. Il faudrait en déduire que les actes que passe un salarié ne bénéficiant pas d’une délégation de pouvoirs en bonne et due forme soient conclus par un représentant sans pouvoir et seraient donc inopposables à la société en vertu de l’art.1156 C. civ.

Mais deux mécanismes viennent pallier cette difficulté. Le premier, jurisprudentiel, vise à remédier à cette absence de représentation générale en admettant qu’un salarié puisse bénéficier d’une délégation de pouvoir implicite dès lors qu’il agit dans ses fonctions (Soc. 23 septembre 2009, 07-44.200), délégation dite alors « fonctionnelle » ; et la Cour de cassation admet généralement les délégations implicites, même dans les SAS où les délégations de pouvoir faisaient débat (Ch. mixte, 19 nov. 2010, n° 10-10.095 et n° 10-30.215). Le second, légal depuis l’ordonnance du 10 novembre 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, profite au cocontractant : la société est tenue «si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté » (art. 1156 C. civ.), c’est-à-dire si le mandat est apparent. On relève d’ailleurs une parenté entre le mandat apparent et le mandat tacite ou la délégation de pouvoir implicite (V. par exemple Civ. 3e, 23 juin 2009, n° 08-18.983 ; Com., 23 avr. 2013, n° 12-11.993).

Néanmoins, l’apparence, mécanisme correctif visant à transformer la réalité formelle d’une situation juridique (seul le salarié a contracté) en ce qu’une personne a légitimement cru (la société contracte), s’accommode mal de la publicité légale. Car comment admettre que l’on puisse croire que la société contracte si l’on traite avec son salarié quand on sait que seul son représentant légal, indiqué dans les statuts, a pouvoir d’engager la société ?

Et l’arrêt du 9 mars 2022 vient répondre à cette problématique.

La solution : le pouvoir d’engager la société peut découler d’un mandat apparent

Les faits étaient simples, une société de promotion transige avec un riverain inquiet pour sa tranquillité et s’engage à payer 60.000 euros pour continuer les travaux. Cette société de promotion estime que la société apporteur d’affaires s’était engagée à prendre en charge la moitié de la somme et l’actionne donc en paiement. Un salarié de l’apporteur d’affaires avait en effet plusieurs fois assuré le promoteur de cet engagement, en envoyant, entre autres, le courriel suivant : « […] j'adresse un courrier au notaire ce jour lui demandant de consigner en son étude la somme forfaitaire de 30 000 euros à retenir sur le montant de nos honoraires suite à la convention que vous avez signée avec le voisin pour le dissuader d'exercer un recours contre votre permis de construire dans le délai imparti », signant tous ces échanges par « pour [la société] » et employant la formule « nous » pour désigner la société. La Cour d’appel estime que cela suffit à caractériser la croyance légitime du promoteur en l’engagement de l’apporteur d’affaires, sans répondre particulièrement à l’argument de ce dernier selon lequel l’interlocuteur « n'était que le salarié de la société et qu'il n'avait pas le pouvoir d'engager celle-ci, que la société [promotrice] pouvait aisément connaître le dirigeant de la société [apporteur d’affaires] ».

C’est ce dernier argument, plus détaillé, qui est invoqué devant la Cour de cassation dans une première branche du moyen. Pour le demandeur, « seul le gérant de la SARL est investi du pouvoir d'agir au nom de la personne morale à l'égard des tiers ; […] sa nomination et la cessation de ses fonctions sont soumises à des règles de publicité qui tiennent en échec la théorie du mandat apparent ». Au surplus, la deuxième branche du moyen soutient que la théorie du mandat apparent nécessite que les circonstances autorisent le cocontractant à ne pas vérifier les limites exactes du pouvoir du prétendu représentant, et ces circonstances ne seraient pas présentes en l’espèce.

La Cour de cassation rejette pourtant ces arguments. D’abord, théoriquement, « le seul fait que la nomination et la cessation des fonctions de gérant de société à responsabilité limitée soient soumises à des règles de publicité légale ne suffit pas à exclure qu'une telle société puisse être engagée sur le fondement d'un mandat apparent ». Ensuite, plus factuellement, les circonstances de l’espèce autorisaient bien le défendeur à ne pas vérifier la réalité des pouvoirs du salarié.

La critique : le fait que l’interlocuteur ne soit pas le dirigeant mentionné sur les registres légaux n’exige-t-il pas une attention accrue de la part du tiers ?

Le cœur de l’arrêt réside dans l’affirmation que la publicité légale ne fait pas obstacle au jeu du mandat apparent. Pourtant, la doctrine la plus autorisée considérait que tel puisse être le cas. Il est vrai que la jurisprudence avait déjà admis qu’une société puisse être engagée sur le fondement du mandat apparent, alors que le même argument de la représentation légale avait été soulevé par une des parties (Com., 10 mai 2005, n° 03-15.388 ; v. égal, Com., 23 avr. 2013, n° 12-11.993). Mais le principe n’avait jamais été exposé, à notre connaissance, avec autant de clarté. On notera également que la solution posée est en désaccord avec une précédente jurisprudence refusant que l’ancien dirigeant engage la société sur le fondement du mandat apparent dès lors que la cessation de ses fonctions a été régulièrement publiée (Com., 4 mai 1993, n° 91-14.616), cas relevant donc désormais de l’exception.

Ce principe est-il alors justifié ? Sans doute pas si l’on est formaliste et si l’on s’en tient à la fonction de la publicité légale, qui, à moins de la dénaturer, est supposée informer utilement les tiers. On pourrait cependant arguer que, si la représentation légale est tenue d’être publiée, tel n’est pas le cas des délégations de pouvoir que le représentant peut accorder. Dès lors, ce n’est pas tellement que la fonction de la publicité légale est bafouée mais que l’apparence peut tout à fait être celle d’une délégation de pouvoir. En d’autres termes, le tiers a légitimement pu croire que les pouvoirs ont été délégués au préposé, sans que l’information légale indiquant le dirigeant n’est pas celui avec qui le tiers a traité change quoi que ce soit à cela.

La solution ouvre donc expressément la voie à une admission assez large du mandat apparent dans un cadre sociétaire mais reste encore à vérifier que les conditions du mandat apparent sont bien réunies. Le mandat apparent suppose un critère à « double détente », posé depuis un arrêt du 13 décembre 1962 (Ass. plén., 13 déc. 1962, n° 57-11.569) : le mandat est apparent si la croyance aux pouvoirs du prétendu mandataire est légitime ; cette croyance est légitime si les circonstances autorisent les tiers à ne pas vérifier lesdits pouvoirs.

Les faits permettant au promoteur de se prévaloir de l’apparence sont ici caricaturaux et rejoignent une certaine tendance à n’admettre l’apparence trompeuse que de manière restrictive quand, par exemple, l’engagement est très faible (Com., 14 mars 2006, n° 04-10.718).

Cependant, la justification apportée aux circonstances légitimes empêchant le tiers de vérifier les pouvoirs du représentant est un peu lacunaire, quand bien même elle fait l’objet d’un contrôle lourd de la part de la Cour. Celles-ci se résument à ce que le salarié emploie « le terme “nousˮ », termine « ses messages par les mots “Pour [la société apporteur d’affaires]ˮ » et que le promoteur envoie ses courriels « à l'adresse mail de la société [apporteur d’affaires] et non à l'adresse mail personnelle [du salarié] ».

Si le comportement du salarié ne fait aucun doute, le promoteur aurait tout à fait pu se renseigner directement auprès du dirigeant de la société pour connaître sa position, d’autant qu’il ne s’agissait pas d’un contrat banal, mais de la prise en charge d’une partie du montant d’une transaction. Le comportement consistant à s’en tenir aux dires d’un salarié pour invoquer le mandat apparent si ce salarié ne dispose pas des pouvoirs adéquats paraît alors opportuniste.

Cela est fâcheux car le mandat apparent repose normalement sur un équilibre entre tiers déçu et personne faussement représentée et, généralement, les circonstances autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du représentant ont pour origine le comportement du représenté. En ce sens, l’art. 1156 C. civ. précise bien que ces circonstances peuvent résulter « notamment […] du comportement ou des déclarations du représenté », tel n’était pas le cas en l’espèce pourtant.

Plus encore, les deux arguments du pourvoi étaient dissociés : d’une part la représentation légale aurait dû faire obstacle au mandat apparent ; d’autre part les faits ne permettaient pas au tiers de ne pas vérifier les pouvoirs du représentant.

N’aurait-il pas mieux valu les fusionner en un seul ? Arguer que, dès lors que l’interlocuteur n’est pas celui mentionné sur les registres légaux, cela suppose une attention particulière de la part du tiers ? Il n’est pas certain que cet argument prospère mais l’invocation de ce que l’acte n’a pas été passé par le représentant légal, d’autant qu’il était d’un montant important et d’une nature peu commune, justifierait selon nous une attention particulière de la part du tiers.

Cette extension du mandat apparent fait rapprocher la solution, comme l’énonce très bien Monsieur Dondero dans son commentaire de la décision au Bulletin Joly Sociétés, d’un autre arrêt (Com., 9 févr. 2022, n° 20-14.476) instaurant une obligation pour le gérant de mettre en place des processus de contrôle du paiement des factures. Le dirigeant doit donc également instaurer un contrôle des actes passés par ses subordonnés, faute de quoi ils risquent d’engager la société et avoir laissé un salarié engager la société sans pouvoirs est sans doute symptomatique d’une faute de gestion. Cela ne serait cependant pas une faute de gestion au sens de l’art. L. 651-2 C. com. car la Cour de cassation vient de déclarer en des termes assez généraux que le manque de vigilance du dirigeant ne pouvait entraîner sa responsabilité à reconstituer l’actif social (Com., 13 avr. 2022, n° 20-20.137).

 

Jean-Baptiste Barbièri
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Panthéon-Assas

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