Sorry, you need to enable JavaScript to visit this website.

Pas d'abus de majorité en présence d'une décision adoptée à l'unanimité des associés

Lettre CREDA-sociétés 2023-16 du 13 décembre 2023

Creda 2022 D Creda 2022 R

Par un arrêt du 8 novembre 2023, la Cour de cassation énonce une incompatibilité de principe entre le consentement de tous les associés à une décision collective et l’existence d’un abus de majorité (Cass. com. 8 novembre 2023, n° 22-13.851)

Abonnement

 

L’arrêt du 8 novembre 2023, promis à publication au Bulletin, est intéressant à deux égards. D’abord, il est rendu sur renvoi après cassation dans une affaire qui avait marqué les esprits, puisqu’il avait été jugé par la Chambre commerciale que la seule violation de l’intérêt social ne suffisait pas à emporter la nullité de décisions sociales (Cass. com., 13 janv. 2021, n° 18-21.860, v. Lettre CREDA-sociétés 2021-02, du 27 janv. 2021). Ensuite, il énonce un principe selon lequel « la décision prise à l’unanimité des associés ne peut être constitutive d’un abus de majorité ».

Rappelons brièvement les faits. Deux associés, en couple, l’un majoritaire et dirigeant, l’autre minoritaire, avaient consenti une promesse de cession de l’intégralité de leurs droits sociaux à un tiers. Entre la signature de la promesse et la réalisation définitive de la vente, les deux cédants avaient décidé, à l’unanimité, par deux décisions distinctes, d’octroyer au dirigeant majoritaire deux primes exceptionnelles. Bien que la plus importante de ces deux primes ait été portée à la connaissance du cessionnaire, avant la conclusion définitive de la vente, ce dernier, devenu dirigeant de la société, s’opposait à son paiement. Assignée en exécution forcée, la société, dont le contrôle avait changé, excipait de la nullité des décisions prises, en invoquant un abus de majorité. C’est dans ce contexte, qu’un premier arrêt avait été rendu par la Chambre commerciale, qui, en substance, avait censuré les juges du fond pour avoir prononcé la nullité des décisions sociales octroyant les primes, au seul motif de leur contrariété à l’intérêt social, sans caractériser une fraude ou un abus de droit (Cass. com., 13 janv. 2021, préc.).

Logiquement, devant la cour d’appel de renvoi, revient la qualification de l’abus de majorité. Après avoir rappelé ses conditions cumulatives – une décision prise contrairement à l’intérêt de la société et ce, dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des autres associés –, la société et son associé soutenaient qu’un abus de majorité pouvait être caractérisé nonobstant le vote de l’associé minoritaire en faveur de la délibération sociale litigieuse. En d’autres termes, il était avancé que la seconde condition de l’abus de majorité, la rupture d’égalité entre associés, pouvait être objectivement caractérisée, c’est-à-dire peu important le sens du vote de l’associé minoritaire « victime ».

L’argument est rejeté par la cour d’appel d’Orléans, qui est implicitement approuvée pour avoir jugé que cette seconde condition fait nécessairement défaut puisque les décisions critiquées ont été prises à l'unanimité, de sorte qu'on ne peut considérer que les décisions auxquelles l'actionnaire minoritaire a participé ont été prises à son détriment. Pour la Cour de cassation, « une décision prise à l’unanimité des associés ne peut être constitutive d’un abus de majorité ».

1. L’incompatibilité entre décision unanime des associés et abus de majorité

publications

 

L’enseignement de l’arrêt réside dans l’incompatibilité de principe entre le consentement de tous les associés à une décision collective et l’existence d’un abus de majorité. Cela appelle deux observations.

D’une part, le message adressé par la Chambre commerciale est clair : il n’y a pas, a priori, de rupture d’égalité entre associés en présence d’une décision prise à l’unanimité de tous les associés. A tout le moins, la rupture d’égalité en matière d’abus de majorité, qui repose sur la notion de préjudice personnel, ne peut être appréciée objectivement.

Cela se comprend étant donné que tout associé est libre de prendre une décision économiquement contraire à son intérêt personnel, dès lors qu’il le fait en pleine connaissance de cause et dans la limite des droits dont il a la libre disposition ; c’est-à-dire, dans la limite de l’ordre public. C’est en ce sens, par exemple, que des associés peuvent avoir un intérêt et sont même en droit, dans la limite du jeu des clauses léonines, de prendre en charge la totalité des pertes sociales pour un ou plusieurs exercices donnés (v. récemment : CE 18 oct. 2022, n° 462497).

D’autre part, c’est la décision prise à l’unanimité des associés et seulement elle, qui est visée par la Cour de cassation et qui, en tant que telle, explique que la société comme les associés ne soient pas fondés à critiquer la décision collective sur le fondement de l’abus de majorité. Implicitement, mais nécessairement, l’arrêt se réfère à la conception absolutiste de l’unanimité des associés, telle que consacrée par la troisième Chambre civile (Cass. 3ème civ., 5 janv. 2022, n° 20-17.428, jugeant que l’article 1852 du Code civil « ne restreint pas l'unanimité à celle des associés présents ou représentés à une assemblée générale, mais vise la totalité des associés de la société »). Cette conception écarte les logiques de majorité et de minorité, pour leur substituer celle de consentement individuel de chaque associé à la décision collective.

Dès l’instant où il n’y ni minoritaire ni majoritaire « à la décision collective », il ne peut y avoir, dans ce cadre, abus et donc faute de la part d’une majorité, qui relativement à la décision critiquée, n’existe pas. Il en résulte que la condition de minoritaire ou de majoritaire, objectivement appréciée par rapport au pourcentage de capital détenu et/ou de droits de vote, ne se confond pas forcément avec la position de minoritaire ou de majoritaire, subjectivement appréciée par rapport à telle décision sociale.

2. La portée de l’incompatibilité entre décision unanime des associés et abus de majorité

Téléchargez la lettre Creda-Sociétés
n° 2023-16 du 13 décembre 2023

Lettre Creda 2023-16

 

Ces quelques éléments à l’esprit, il ne faut pas exagérer la portée de l’arrêt.

D’abord, même en droit des sociétés, l’unanimité ne peut pas tout. Ainsi, il va de soi qu’un associé est toujours fondé à critiquer telle décision, même unanime, à la condition de le faire sur un autre fondement que l’abus de majorité : celui de la fraude à ses droits par exemple, des vices du consentement ou, plus largement, de l’atteinte à son droit de participer aux décisions collectives.

Pareillement, il n’est pas dit qu’une décision collective adoptée à l’unanimité des associés ne saurait être contrôlée sur le terrain de l’atteinte à l’intérêt social. Chacun sait que l’unanimité des associés ne se confond pas avec l’intérêt social, singulièrement lorsqu’une décision met en cause le patrimoine de la société (on songe en particulier aux sociétés de personnes, v. récemment : Cass. 3ème civ., 13 avr. 2023, n° 21-24.196).

Ensuite, l’exigence d’unanimité, qu’elle soit légale, statutaire ou de circonstance, ne saurait, par avance, neutraliser tout contrôle du vote d’opposition d’un associé. C’est en ce sens qu’il a récemment été jugé que la volonté des associés de soumettre l'ensemble de leurs décisions à la règle de l'unanimité ne pouvait écarter tout risque d’abus d’égalité de la part de l’un deux (Cass. com. 21 juin 2023, n° 21-23.298 ; rappr., Cass. 3ème civ., 7 déc. 2023, n° 22-18.665, jugeant que peut être constitutive d’un abus de minorité le refus de proroger la durée d’une société). La solution pourrait cependant être différente si la décision à laquelle s’opposait un associé emportait augmentation de ses engagements.

Enfin, il faut souligner qu’en dehors de l’hypothèse d’une décision collective prise à l’unanimité des associés, la critique sur le terrain de l’abus de majorité doit rester ouverte.

Cela vaut pour la société qui peut, par l’intermédiaire de son dirigeant, agir en nullité de la décision constitutive d’un abus de majorité ; en particulier lorsque la décision attaquée n'a pas été prise par les associés mais par les dirigeants issus de la majorité (Cass. com. 21 janvier 1997, n° 94-18.883).

Cela vaut également pour les associés, même si c’est certainement sous une réserve importante : avoir voté contre la résolution litigieuse ou s’être abstenu. Certes, n’était pas en cause, dans l’espèce commentée, l’intérêt à agir de l’associé « minoritaire » ayant voté en faveur des résolutions litigieuses. C’était la société, consécutivement à un changement de contrôle, qui poursuivait l’annulation des décisions prises à l’unanimité. Aussi, n’est pas revirée la solution de principe d’après laquelle « l'associé ayant émis un vote favorable à la résolution proposée n'est pas, de ce seul fait, dépourvu d'intérêt à en poursuivre l'annulation » (Cass. com., 13 nov. 2003, n° 00-10382 ; Cass. 3ème civ., 19 juill. 2000, n° 98-17.258, pour une décision adoptée à l’unanimité ; Cass. com., 4 déc. 2012, n° 11-27667, concernant un associé coopérateur ayant voté en faveur de sa propre exclusion, décidée à l’unanimité). Il n’en demeure pas moins qu’avec l’arrêt du 8 décembre 2023, l’associé qui aura voté en faveur d’une résolution, même non adoptée à l’unanimité, se verra plus facilement opposer son absence d’intérêt à critiquer la décision sur le fondement de l’abus de majorité (implicitement déjà : Cass. com., 4 mai 1993, n° 90-12.327 ; plus explicitement, incluant même, de façon discutable, le vote d’abstention : CA Rouen, 19 mai 2022, RG n° 20/03002).

Julien DELVALLEE
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Saclay

Partager
/v