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La baisse des commandes inhérente à un marché en crise n'engage pas la responsabilité de son auteur au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies

Lettre CREDA-sociétés 2017-17 du 29 novembre 2017

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Un contexte économique difficile peut justifier, dans certaines circonstances, la baisse de commandes, même significative, sans respect du préavis raisonnable imposé par la loi.

 

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Le principe est la liberté de rompre une relation commerciale, sans avoir à en justifier. Toutefois, la rupture brutale de « relations commerciales établies », c’est-à-dire sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale, est spécialement sanctionnée par le Code de commerce en tant que pratique restrictive de concurrence art. L. 442-6, I, 5° du Code de commerce

La rupture brutale de relations commerciales établies est sanctionnable

Seule la rupture fautive est visée ici, autrement dit, seul le caractère brutal de la rupture est sanctionné.

Le champ d’application de cette interdiction est très vaste, à savoir celui des relations commerciales établies : avant la rupture, la relation commerciale entre les parties présentait un caractère « suivi, stable et habituel », et la victime de la rupture pouvait raisonnablement anticiper une certaine continuité commerciale avec son partenaire.

S’agissant des sanctions, la responsabilité de l’auteur de la rupture peut naturellement être engagée.

En conséquence, toute personne intéressée, généralement la partie victime, peut ainsi saisir la juridiction compétente pour obtenir la réparation du dommage subi. Par ailleurs, aux termes de l’article L. 442-6, III et IV du C. com., le Ministère public, le ministre chargé de l’économie ou le président de l’Autorité de la concurrence peuvent également introduire une action en cessation de la pratique devant une des juridictions civiles compétentes (C. com., art. D. 442-3 et D. 442-4), faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la répétition de l'indu, demander le prononcé d’une amende civile, ou encore demander la réparation des préjudices subis.

L’ensemble de règles édictées par l’article L. 442-6, I, 5° du C. com. est précisé par une jurisprudence dense, même si celle-ci laisse encore place à des incertitudes sur nombreux points.

Ainsi, la question se pose notamment de savoir dans quelle mesure le fait de rompre une relation commerciale établie dans une situation économique difficile, comme une crise, tombe également sous le coup de l’interdiction de rompre brutalement des relations commerciales établies. Plus précisément, il s’agit de savoir si un tel contexte économique difficile peut valoir fait justificatif et exonératoire de la rupture brutale.

Le contexte économique difficile peut être une circonstance exonératoire de responsabilité

Un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 8 novembre 2017 (n° 16-15.285), immédiatement mis en ligne sur le site Internet de la Haute juridiction et destiné à une double publication aux Bulletins, fournit des indications précieuses à ce sujet, en précisant les conditions de la responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale.

En l’espèce, une société française (Dorsey) commercialisait des chemises et en avait confié la fabrication depuis 2000 à une société bangladaise (Esquiss), moyennant le règlement de commissions calculées en fonction du volume des commandes. À partir d’octobre 2008 (donc au début de la grave crise économique provoquée par la déconfiture de la banque Lehman Brothers), le distributeur de chemises n’avait plus passé de commandes régulières mais uniquement de manière ponctuelle en 2009 et début 2010.

Par lettre du 5 janvier 2010, le fournisseur de chemises avait alors annoncé à son cocontractant français une augmentation du coût des chemises, la justifiant par le fait que la baisse des commandes augmentait ses coûts de production. Lui reprochant, par la suite, d’avoir drastiquement diminué ses commandes, le fournisseur bangladais assigne le distributeur français en paiement de dommages et intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 5° du C. com. pour rupture brutale de relations commerciales établies.

La cour d’appel de Paris a rejeté ces demandes par un arrêt du 11 février 2016, en prenant en considération les circonstances suivantes : le distributeur n’avait pris aucun engagement de volume envers son partenaire, il avait souffert de la situation conjoncturelle affectant le marché du textile, et il avait proposé une aide financière au fournisseur. La cour d’appel a jugé que, dans ces conditions, le distributeur donneur d’ordre ne pouvait être contraint de maintenir un niveau d’activité auprès de son sous-traitant alors que son propre marché diminuait.

Le fournisseur forme alors un pourvoi en cassation en faisant valoir que l’absence de commandes pendant plusieurs mois consécutifs en 2009, ainsi qu’une diminution des commandes de 75 %, constituait bien une rupture brutale partielle des relations commerciales établies entre les parties.

Par son arrêt du 8 novembre 2017, la chambre commerciale rejette le pourvoi estimant « qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu retenir que la baisse des commandes de la société Dorsey, inhérente à un marché en crise, n’engageait pas sa responsabilité ». Autrement dit, la crise du secteur d’activité en cause, en l’espèce la crise conjoncturelle affectant le marché du textile, et l’économie nouvelle de la relation commerciale qui en était résultée justifiaient ici la rupture de la relation commerciale.

La Cour de cassation adopte ainsi une conception pragmatique et mesurée de l’article L. 442-6, I, 5° du C. com. et confirme sa jurisprudence antérieure tout en la précisant : une crise économique peut justifier dans certaines circonstances la baisse de commandes, même significative, sans respect du préavis raisonnable imposé par la loi.

Si la Cour de cassation avait déjà jugé qu’une diminution substantielle de commandes entrainant une baisse significative du chiffre d’affaires de l’autre partie pouvait constituer une rupture brutale, même si elle n’était que partielle, de relations commerciales établies (Cass. com., 7 juill. 2004, n° 03-11.472 ; Cass. com. 23 janv. 2007, n° 04-16.779), elle avait aussi admis, dans le contexte de la crise économique de 2008, qu’une diminution significative de commandes n’était pas suffisante pour caractériser une rupture brutale des relations lorsque l’auteur de la rupture, victime d’une diminution de ses propres commandes, n’avait pas le choix de poursuivre ou non les relations, en d’autres termes lorsque la diminution de commandes intervenait de façon non délibérée (Cass. com., 12 févr. 2013, n° 12-11.709).

En conclusion, dans un contexte économique difficile, il est possible de mettre un terme à une relation commerciale établie, ou de remettre en cause les conditions commerciales ou financières d’un contrat en cours. Une telle situation doit cependant être abordée et traitée avec prudence, et dans le respect de l’exigence de bonne foi, pour ne pas tomber sous le coup de la prohibition de la rupture brutale des relations commerciales établies. L’équilibre est sans doute délicat à trouver en pratique, et les juridictions disposent d’une large marge d’appréciation. Au-delà de l’application des dispositions de l’article L. 442-6, I du Code de commerce, le droit positif n’ignore pas les impacts d’une crise économique ou d’un changement de circonstances imprévisible au moment de la conclusion du contrat (cf. le mécanisme de renégociation-révision du contrat organisé par le nouvel article 1195 du Code civil issu de la réforme du droit des contrats réalisée par l’ordonnance du 10 février 2016).

Katrin DECKERT
Maître de conférences à l'université Paris-Nanterre

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