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Cessions d'actions : la garantie d'éviction n'est pas éternelle !

Lettre CREDA-sociétés 2021-17 du 15 décembre 2021

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Si la liberté d'entreprendre peut être restreinte par l'effet d'une garantie d'éviction, c'est à la condition que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.

 

Cette lettre est téléchargeable au format pdf en bas de page

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L’acquisition d’actions emportant le contrôle d’une société est toujours une opération délicate. L’acquéreur prendra les précautions nécessaires pour s’assurer qu’il met la main sur une société telle que décrite par le cédant (situation financière, perspectives de rentabilité, savoir-faire, actifs immatériels, portefeuille clients, etc.) et que le prix versé correspond à ce qu’il achète.

C’est la raison pour laquelle les cessions de droits sociaux font généralement l’objet de longues négociations entre les parties. Un acquéreur cherchera bien souvent à obtenir de la part du vendeur des garanties contractuelles (clauses de garanties d’actif et de passif, clauses de non concurrence, etc.), en plus des garanties d’origine légale (garantie des vices cachés (C. civ., art. 1641) ou garantie d’éviction (C. civ., art. 1626)), qui ne sont pas toujours très efficaces.

>>> sur le même sujet : INFOREG, dossier thématique, Cession de parts sociales

L’application de la garantie d’éviction a donné lieu à un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 10 novembre 2021.

En 1997, M. N. et M. W. créent une société A spécialisée dans l’édition de logiciels libres qui connaît un réel succès. Dix ans plus tard, ils cèdent les actions de la société A à la société L, dont ils deviennent actionnaires. Dans le même temps, ils concluent avec la société A, désormais filiale de la société L, un contrat de travail. Cette situation dure trois ans.

Finalement, M. N et M. W démissionnent respectivement en avril et mai 2010. M. N constitue la société BM en octobre 2010, que M. W rejoint un an plus tard. Les deux partenaires obtiennent le rachat de leurs actions L par la société L en mai 2011. Considérant être victime d’une violation de la garantie légale d’éviction, la société L assigne M. N et M. W en restitution partielle de la valeur des droits sociaux cédés et en réparation de son préjudice.

La Cour d’appel de Paris lui donne raison dans un arrêt du 1er décembre 2020. Elle affirme que M. N et M. W ont manqué à leur obligation née de la garantie d’éviction et doivent en conséquence indemniser la société L au titre de la valeur perdue des actions. La Cour d’appel leur interdit également d’exercer tout acte de concurrence vis-à-vis de la clientèle cédée à travers la cession. Elle retient enfin leur responsabilité à l’égard de la société filiale, au titre d’une perte de chiffre d’affaires et d’une perte de chance.

M. N et M. W forment un pourvoi estimant que l’atteinte portée à la liberté du commerce et de l’industrie par la garantie d’éviction n’est admissible que si elle est limitée dans le temps et qu’elle est proportionnée à l’objectif de protection du droit de propriété du cessionnaire. Or, en l’espèce, la société BM a été créée trois ans après la cession et M. W ne l’a rejointe que quatre ans après cette cession. Ils affirment encore n’avoir commis aucun acte de concurrence déloyale, aucun manquement à leur obligation de non concurrence ni à leur obligation de loyauté en tant qu’actionnaires de la société L. Il était ainsi demandé aux juges du droit de déterminer à quelles conditions les cédants de droits sociaux tenus par la garantie légale d’éviction peuvent se rétablir.

La Cour de cassation affirme que « si la liberté du commerce et la liberté d’entreprendre peuvent être restreintes par l’effet de la garantie d’éviction (…), c’est à la condition que l’interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêt légitimes à protéger ». La Cour d’appel a privé sa décision de base légale en n’ayant pas cherché « concrètement » si, au regard de l’activité de la société dont les parts ont été cédées et du marché concerné, l’interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés.

Les cessions d’actions sont soumises au droit civil

Les cessions d’actions ne sont pas soumises à un régime spécifique relevant du droit des sociétés. Elles relèvent du régime général des contrats et du régime spécial du droit de la vente. C’est ce qui explique que les garanties légales comme la garantie d’éviction ou celle relative aux vices cachés soient applicables (v. par ex. Cass. com., 15 déc. 2019, n°08-20522).

La garantie d’éviction est une atteinte à la liberté d’entreprendre

Toutefois, l’application des dispositions du Code civil ne se fera pas tout à fait comme dans n’importe quelle vente : l’objet de la vente - les droits sociaux - confère à leur porteur des prérogatives particulières dans les sociétés. Ainsi, par l’intermédiaire des parts sociales ou des actions, c’est bien une activité économique qui est cédée et qui peut être exploitée par le cessionnaire.

Ce faisant, on comprend que le droit des affaires trouve malgré tout à s’appliquer et déploie un certain nombre de ses caractéristiques. Il va falloir composer avec le principe à valeur constitutionnelle (Conc. Const., 16 janv. 1982), qu’est celui de la liberté du commerce et de l’industrie (Loi d’Allarde des 2 et 17 mars 1791) auquel s’ajoute de façon un peu plus moderne celui de la liberté d’entreprendre. Cette liberté n’est toutefois pas absolue et le législateur peut y apporter des limites, lesquelles doivent être strictement proportionnées aux objectifs à atteindre.

L’atteinte à la liberté d’entreprendre doit être proportionnée aux intérêt légitimes à protéger

Si les dispositions légales définissent la garantie d’éviction comme l’obligation, de droit, pour le vendeur « à garantir l'acquéreur de l'éviction qu'il souffre dans la totalité ou partie de l'objet vendu » (C. civ., art. 1626), elles ne prévoient pas pour autant de critères permettant d’apprécier ce qui constitue une limite acceptable ou une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce, dans l’hypothèse de cession de droits sociaux.

Or, de fait, la garantie d’éviction entraîne pour le cédant une obligation de non-concurrence, qui implique l’impossibilité de se rétablir pendant le temps que dure la garantie. On comprend tout de suite que cette restriction à la libre concurrence ne peut pas être indéterminée, ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans ses modalités concrètes, au risque d’interdire la reprise de toute activité économique. Cette garantie n’est donc pas absolue. Le cessionnaire doit admettre la possibilité que le cédant puisse se rétablir à un moment donné.

Si les parties peuvent finir par admettre que la garantie d’éviction a épuisé ses effets, un désaccord sur ce point impliquera de saisir un juge, dont le rôle sera de déterminer l’étendue de la garantie. Ce faisant, les juges sont appelés à vérifier si l’interdiction de se rétablir assumée par le cédant est bien proportionnée aux intérêts légitimes du cessionnaire, et si en cas de rétablissement, celui-ci empêche le cessionnaire de poursuivre l’activité économique acquise ou de réaliser l’objet social (v. en ce sens : Cass. com., 21 janv. 1997, n°94-15207). A contrario : le rétablissement du cédant est possible s’il n’empêche pas le cessionnaire poursuivre son activité économique. C’est bien un contrôle de proportionnalité dont il est question ici.

Un contrôle de proportionnalité au cas par cas

La Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel au titre d’un manque de base légale : la motivation retenue n’était pas suffisante pour réaliser le contrôle normatif.

Selon la Cour de cassation, les juges du fond s’étaient livrés à plusieurs constats pour considérer que la société L avait été empêchée de poursuivre pleinement son activité : en se rétablissant dans la société BM, M. N et M. W se livraient à une concurrence vis-à-vis de la société cessionnaire et vis-à-vis de celle qui les avaient employés : la société BM agissait dans le même secteur pour proposer un produit concurrent (en se réappropriant d’ailleurs une partie du code source d’un logiciel célèbre), du personnel de la société L avait rejoint la société BM et des clients de la société L s’en étaient détournés pour travailler avec la société BM.

La Cour de cassation estime cependant que la Cour d’appel aurait dû renforcer ses analyses sur plusieurs points.

D’une part en observant qu’il s’était écoulé trois et quatre ans, entre le moment où la cession a eu lieu et le moment où M. N et M. W se sont rétablis dans la société concurrente BM. L’argument paraît parfaitement légitime : les obligations de non-concurrence ne sont justifiées que si elles sont limitées dans le temps. Cette limite doit naturellement s’apprécier au regard des circonstances en cause.

D’autre part, la Cour de cassation indique que les contrats obtenus auprès des anciens clients l’ont été au terme d’appels d’offres réguliers. Ainsi, ces anciens clients qui n’étaient tenus que par des contrats à durée déterminée vis-à-vis de L ont simplement fait jouer le principe de la liberté de la concurrence.

En outre, la Cour de cassation affirme qu’il fallait apprécier au regard de l’activité de la société dont les actions avaient été cédées et du marché concerné si l’interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits. Or, sur ce point, il faut rappeler qu’on se situe sur le marché du logiciel libre. Ainsi, même après avoir cédé indirectement le logiciel (en tant qu’actif immatériel de la société A) à la société L, M. N et M.W pouvaient librement travailler à nouveau en utilisant ce logiciel et son code source dans une autre activité, même concurrente.

L’importance des garanties et autres stipulations contractuelles pour protéger le cessionnaire

Pour terminer, on peut rappeler que les garanties légales issues du droit des contrats et du doit spécial de la vente ne sont pas toujours adaptées aux cessions de droits sociaux. Certes, la garantie d’éviction légale est, pour partie, supplétive de volonté (C. civ., art. 1627). Ainsi, les parties peuvent l’aménager en renforçant ou diminuant ses effets, voire en la supprimant. Toutefois, le vendeur ne peut pas s’exonérer pour son fait personnel et seules les garanties couvrant les faits de tiers peuvent être aménagées.

Par conséquent, il est conseillé de compléter ces dispositifs légaux par des stipulations contractuelles. Une clause de non-concurrence aurait certainement pu être intégrée soit directement dans l’acte de cession, soit dans un pacte d’associés à l’occasion de l’entrée de M. N et M. W dans la société L, soit encore dans leur contrat de travail avec la filiale (impliquant toutefois une contrepartie financière).

On soulignera aussi l’importance des audits préparatoires à l’acquisition des droits sociaux, qui doivent notamment être l’occasion de procéder à une analyse fine des actifs immatériels, en identifiant tout particulièrement l’impossibilité de se réserver l’exclusivité de logiciels sous licence libre.


Tanguy Allain
Maître de conférences en droit privé, Université de Rennes

 

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