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Le coemploi n’est pas mort !

Lettre CREDA-sociétés 2022-19 du 7 décembre 2022

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Le coemploi, dont on craignait l’extinction en raison d’un resserrement très net de sa définition en 2020, est toujours vivace. En effet, par un important arrêt rendu le 23 novembre 2022 (n° 20-23.206 publié), la Cour de cassation confirme une décision de cour d’appel ayant qualifié une société mère de coemployeur des salariés de sa filiale, en raison d’une ingérence continuelle et anormale de la première dans la gestion de la seconde.

 

Cette lettre est téléchargeable au format pdf en bas de page

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Après avoir été licencié pour motif économique, un salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes dirigées contre son employeur, une société de transport, et sa société mère la contrôlant à 100 %, afin d’obtenir leur condamnation in solidum à lui payer diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral et licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le demandeur estimait en effet que l’entité faîtière devait être considérée comme coemployeur. En cours d’instance, la filiale sera placée en liquidation judiciaire.

Le 15 septembre 2020, la Cour d’appel de Metz donna gain de cause au salarié, et la chambre sociale de la Cour de cassation rejettera le pourvoi formé par la société mère. Cette décision, l’une des rares à avoir caractérisé une situation de coemploi, nous offre l’occasion de revenir sur cette notion au contenu et aux contours difficiles à cerner.

I.   La nouvelle définition du coemploi

La notion de coemploi, d’origine jurisprudentielle (Cass. soc., 19 juin 2007, Aspocomp, n° 05-42.551, publié), a été consacrée pour traiter la situation dans laquelle une société n’est plus en mesure de faire face à ses obligations sociales (généralement en raison de son placement en procédure collective) : il s’agit de permettre à ses salariés d’agir à l’encontre d’un autre débiteur, souvent une société issue du même groupe, pour faire valoir leurs droits (reclassement, indemnités pour licenciement sans cause et sérieuse…). Cette construction, utile mais parfois décriée, est l’objet depuis son apparition de nombreuses discussions. Celles-ci ont essentiellement porté sur ses critères.

Le célèbre arrêt Molex (Cass. soc., 2 juill. 2014, n° 13-15.208, publié) avait fait reposer cette théorie sur le critère de la confusion d’intérêts, d’activités et de directions entre deux sociétés, se manifestant par une immixtion de l’une dans la gestion économique et sociale de l’autre. La pertinence du critère fut discutée. Son caractère équivoque avait aussi été remarqué : l’immixtion est-elle un critère autonome du coemploi, ou n’est-elle conçue que comme une conséquence de cette triple confusion ?

Afin de répondre à ces difficultés, la Cour de cassation, par une décision très commentée (Cass. soc., 25 nov. 2020, n° 18-13.769, FP-P+B+R+I), a fait le choix de renoncer à cette définition, et a même érigé l’immixtion en critère central du coemploi : la chambre sociale jugea en effet, au visa de l’article L. 1221-1 du code du travail, qu’« hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière ». Cette formule est reprise à la lettre dans l’arrêt présenté.

En exigeant désormais une immixtion permanente et une perte totale d’autonomie de la société employeur, le coemploi, dont la reconnaissance était déjà rarement acceptée, risque peut-être de déserter les prétoires (V. par exemple, sous l’empire du critère de la triple confusion : Cass. soc., 9 oct. 2019, n° 17-28.150 et s., FS-P+B, rejetant le coemploi alors que la cour d’appel avait relevé une centralisation de services supports, des conventions de trésorerie et de compensation, des dettes non réglées à la filiale, des facturations de prestations de services partiellement sans contrepartie, la maîtrise de sa facturation, et l'octroi par la société mère d'une prime exceptionnelle à ses salariés).

Le choix d’une définition restrictive se comprend aisément, le coemploi représentant une atteinte au principe de l’effet relatif des contrats (la société mère est tenue des obligations sociales contractées par la filiale à l’égard de ses salariés). Bien que le droit du travail poursuive des objectifs qui lui sont propres, la chambre sociale entend ménager le principe d’autonomie des personnes morales, consciente, sans doute, des dangers d’une conception trop élastique du coemploi pour l’organisation juridique des groupes. Pour autant, l’arrêt commenté témoigne de ce que la théorie du coemploi n’est pas en voie de disparition : le juge s’autorise, dans des circonstances assez exceptionnelles il est vrai, à occulter la barrière patrimoniale séparant une société mère et sa filiale.

II.   La caractérisation du coemploi

En dépit du resserrement des critères du coemploi, sa caractérisation repose toujours sur la technique du faisceau d’indices. En l’occurrence, les éléments de fait relevés par la cour d’appel étaient édifiants : la filiale n’avait plus de clients propres, dépendant totalement de la société mère qui lui sous-traitait des contrats de transport ; la société mère s’était substituée à la filiale dans la gestion de son personnel, sur le plan individuel et collectif, au point que cette dernière n’avait « plus aucune autonomie dans l'élaboration des tournées des chauffeurs, leurs plannings, les relations avec les clients et même la gestion des congés de maladie des chauffeurs ou de leur temps de vote pour les institutions représentatives du personnel » ; enfin, la « gestion financière et comptable » de la filiale était assurée par la société mère. Selon le juge du droit, les magistrats du fond ont bel et bien « caractérisé une immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière », et en ont exactement déduit l'existence d'une situation de coemploi.

Si l’arrêt mérite l’approbation, il démontre que la nouvelle conception du coemploi n’épuise pas toutes les incertitudes. En particulier, sa lecture attentive révèle l’importance du critère de l’immixtion permanente dans la gestion sociale. Est-ce à dire qu’une intrusion envahissante de la société mère dans la gestion des ressources humaines de la filiale suffirait à caractériser le coemploi ? En toute rigueur, une réponse négative devrait s’imposer, les critères dégagés étant cumulatifs (immixtion permanente dans la gestion économique et sociale, perte d’autonomie). Du reste, les juges du fond semblent avoir caractérisé une immixtion économique, en relevant que l’intégralité de l’activité de la filiale française portait sur des transports sous-traités par la société mère. En revanche, la prise en charge de la « gestion financière et comptable » de la filiale nous semble particulièrement vague.

En tout état de cause, afin de dissiper ces questionnements et par souci de cohérence, la caractérisation du coemploi ne devrait-elle pas, finalement, reposer exclusivement sur une analyse des relations de travail ?

III.   La nature juridique du coemploi

Par ailleurs, l’arrêt nourrira certainement les discussions autour de la nature juridique du coemploi. Peut-on y voir l’équivalent d’une situation de fictivité (C. com., art. L. 621-2, al. 2) ? Si le critère de la perte d’autonomie permet d’y penser, la concordance n’est sans doute pas parfaite, car la chambre sociale n’exige pas la disparition de toute vie sociale, et ne fait pas reposer cette construction sur l’absence d’affectio societatis. Un même constat peut être fait au sujet de la confusion des patrimoines, laquelle ne nécessite pas la démonstration d’une immixtion permanente dans la gestion du personnel.

Le rapprochement semble plus évident avec la théorie de l’apparence. L’on ne peut en effet s’empêcher de déceler un lien avec la solution récemment rappelée par la chambre commerciale, en vertu de laquelle une société mère ne peut être tenue de répondre de la dette d'une filiale que si son immixtion dans les relations contractuelles de cette dernière a été de nature à créer, pour son cocontractant, une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement qu'il était aussi le cocontractant de la société mère (Cass. com., 9 nov. 2022, n° 20-22.063, publié). La cohérence des approches suivies par les deux chambres de la Cour de cassation mérite, à cet égard, d’être remarquée.
Dans son esprit, le coemploi n’est pas non plus sans présenter une parenté avec la théorie de l'entité transparente du droit public, masque sous lequel une collectivité territoriale agit en fait directement (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne Billancourt, publié au recueil Lebon, jugeant que « lorsqu'une personne privée est créée à l'initiative d'une personne publique qui en contrôle l'organisation et le fonctionnement et qui lui procure l'essentiel de ses ressources, cette personne privée doit être regardée comme transparente et les contrats qu'elle conclut pour l'exécution de la mission de service public qui lui est confiée sont des contrats administratifs »).


Akram El Mejri
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

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