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Quand un faux dirigeant peut engager la société...

Lettre CREDA-sociétés 2023-15 du 29 novembre 2023

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Le faux régulièrement publié nommant dirigeant une personne ne l’étant pas n’empêche pas que les actes du faux gérant soient opposables aux tiers, sauf collusion frauduleuse entre le tiers et le gérant concernant cette publication (Cass. 3e civ., 26 oct. 2023, n° 21-17.937).

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Le droit des sociétés est normalement le royaume du formalisme. Ce n’est pas sans raison, la création de la structure nécessite une certaine stabilité, au détriment parfois d’un principe de réalité. Ce formalisme a vocation à protéger les associés comme les tiers, mais surtout ces derniers. C’est ainsi qu’ils ne pourront pas se voir opposer un dépassement de l’objet social dans les sociétés à risque limité (pour les SARL, L. 223-18 C. com.), ni souvent une nullité sociétaire (art. L. 235-12 C. com. ; art. 1844-16 C. civ.), ni même le siège statutaire de la société si le siège réel est ailleurs (art. L. 210-3 C. com. ; art. 1837 C. civ.). Autant de règles où l’accent est mis sur la protection des tiers, au détriment de celle des associés. Cette tension entre les intérêts des uns et des autres est mise en exergue quand se posent des problématiques de représentation et est poussée à son paroxysme quand un faux dirigeant, qui paraît pourtant vrai, peut engager la société.

Telle était l’hypothèse posée par l’arrêt du 26 octobre 2023. Il concerne une société civile d’exploitation agricole, mais est applicable, par sa généralité, à toute société civile ou commerciale. Cette société avait passé des actes juridiques (concernant des baux à complants, mais là encore leur nature est sans importance) en 2008. En 2015, le propriétaire des parcelles conteste la qualité de gérant du signataire de ces actes, qualité résultant pourtant d’un procès-verbal d’assemblée datant de 2005, cette décision ayant été publiée.

La Cour d’appel reconnaît que le procès-verbal est un faux, donc que le dirigeant n’en était pas un depuis plus dix ans quand le litige a été entamé, mais refuse de remettre en question les actes.

Toute la question est de savoir si ces actes sont susceptibles d’être contestés. La réflexion porte sur l’application l’art. 1846-2 al. 2 C. civ., mais la Cour précise bien que l’art. L. 210-9 al. 1 C. com., dont la formulation est similaire, impose la même solution pour les sociétés commerciales. Ses termes sont explicites : « Ni la société, ni les tiers ne peuvent, pour se soustraire à leurs engagements, se prévaloir d’une irrégularité dans la nomination des gérants ou dans la cessation de leur fonction, dès lors que ces décisions ont été régulièrement publiées ».

La publication de la nomination empêche-t-elle cependant de remettre en cause l’engagement, passé par un faux gérant ? En l'espèce, par un gérant qui s'était ainsi auto-désigné au moyen d'un faux ?

Et la Cour de cassation répond positivement, en détaillant méthodiquement son raisonnement. Elle considère que le faux est une simple irrégularité, couverte par l’application de l’art. 1846-2 al. 2 C. civ. (1), tout en réservant le cas de la collusion frauduleuse (2). L’arrêt est l’occasion de revenir sur l’apparence dans la représentation sociétaire (3).

1. Le faux est une simple irrégularité

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Premier enseignement de l’arrêt, le faux est une simple irrégularité, inopposable aux tiers dès lors que la décision a été publiée. La question est inédite.

Il n’existe pas de définition nette d’une irrégularité, mais la question est très pertinente. On pourrait en effet considérer qu’il existe de simples irrégularités et des irrégularités lourdes, insusceptibles d’être opposées aux tiers. Les premières pourraient tenir à des défauts d’information des associés ou des erreurs de calcul de majorité, tandis que les secondes pourraient couvrir la décision obtenue grâce à un vice du consentement, par exemple une décision obtenue par l’abus de dépendance de l’art. 1143 C. civ. Telle est la logique des art. L. 235-12 C. com. et art. 1844-16 C. civ. qui prévoient que la nullité est opposable aux tiers si elle résulte d’un vice du consentement. Il reste que les art. 1846-2 al. 2 C. civ. et L. 210-9 al. 1 C. com. ne prévoient pas une telle exception et la Cour le rappelle bien, n’est opérée « aucune différence selon la nature des irrégularités entachant la décision de nomination du gérant ».

C’est pour cela que le moyen était astucieux, car il postulait que la nomination était inexistante, étant sous-entendu que ce qui n’existe pas ne peut être publié. Cela ravive de vieux débats sur l’inexistence en droit des sociétés, car certains considéraient qu’une société fictive n’était pas nulle, mais inexistante, de sorte que les limitations apportées aux nullités sociétaires ne pouvaient s’y appliquer. La Cour de cassation a écarté lapidairement cette conception en 1992 (Com., 16 juin 1992, n° 90-17.237) : « une société fictive est une société nulle et non inexistante ». En l’espèce, la Cour ne rejette pas aussi explicitement le concept d’inexistence, mais énonce simplement que « regarder comme inexistante la désignation d’un gérant intervenue sur la base d’un procès-verbal d’assemblée générale contrefait […] priverait d’effet utile la finalité de ce texte [l’art. 1846-2, al. 2 C. civ.] ». Elle ajoute que les associés ont toujours la possibilité de contester la décision, ce qui paraît un argument superflu. Les arguments tenant à l’empêchement de l’effet d’un texte blessent souvent le juriste français, car ils ne reposent pas sur l’application mécanique d’un concept. Il faut néanmoins reconnaître ici leur pertinence, car toute irrégularité pourrait potentiellement être considérée comme rendant inexistante la désignation. La solution doit être approuvée sur ce point.

2. La collusion frauduleuse écarte l’apparence

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n° 2023-15 du 29 novembre 2023

Lettre creda 15-2023

 

L’autre argument du pourvoi invoquait tout simplement l’adage fraus omnia corrumpit. Le faux serait aussi une fraude, or celle-ci corrompt tout.

La Cour fait ici une appréciation extrêmement restrictive de la notion de fraude. D’une part, elle considère que la notion de fraude s’entend de la fraude du tiers. Cela est très critiquable pour deux raisons. D’abord la fraude peut-être purement interne, mais il est vrai que, dans ce cas-là, il s’agit uniquement d’une autre manière de nommer le faux et l’on revient au même argument de privation d’effet utile de l’art. 1846-2. Ensuite, il s’agirait alors moins de fraude que d’absence de bonne foi.

C’est sans doute pour cela que la Cour écarte l’application de l’adage, sauf à prouver la collusion frauduleuse entre gérant et tiers : « afin de préserver la portée attachée à la publicité légale et de n’en neutraliser les effets que pour sanctionner les actes les plus graves commis au préjudice d’une personne morale, lorsqu’ils procèdent de manœuvres concertées, il y a lieu de retenir que seule l’existence d’une collusion frauduleuse entre le gérant désigné et le tiers est de nature à priver d’effet l’opposabilité qui découle, en principe, de la publicité légale ». L’hypothèse serait par exemple celle où le tiers et le faux gérant conspireraient pour publier fictivement sa nomination afin de profiter des biens de la société.

Différentes qualifications pénales pourraient alors être attachées à ces comportements, dont le faux et l’escroquerie.
Cette exception se comprend, mais reste extrêmement limitée, d’autant que la collusion devra être prouvée, ce qui n’est jamais aisé.

Ce d’autant plus que la Cour précise bien que « le caractère frauduleux de la publication d’une nomination de gérant ne peut se déduire du seul caractère frauduleux de la désignation d’un gérant, notamment lorsqu’il résulte de la contrefaçon d’un procès-verbal d’assemblée générale ». La collusion frauduleuse ne pourrait toucher que la publication et non la seule nomination. Le tiers qui contribue à établir uniquement le faux, sans aider à sa publication, pourra-t-il se voir reprocher sa collusion ? En adoptant une lecture restrictive de l’arrêt, il semblerait que non.

3. L’apparence et la représentation sociétaire

Pour finir, on ne peut que remarquer l’approche extrêmement protectrice des tiers de la Cour de cassation concernant l’apparence et la publicité légale.

Car, à l’inverse, la publicité légale accompagnant la nomination et la cessation des fonctions du gérant d’une SARL n’empêche pas le jeu du mandat apparent. C’est-à-dire que la société pourra être engagée par les actes d’une personne qui n’est pas gérant alors même que le nom du gérant est publié (Com. 9 mars 2022 n° 19-25.704 ; v. notre étude à la même lettre : « Mandat apparent : oblige qui ne peut pas »), tant que le tiers est de bonne foi. Une ancienne jurisprudence avait décidé que la publication de la cessation des fonctions du gérant empêchait qu’il engageât la société (Com., 4 mai 1993, n° 91-14.616), mais il est difficile de savoir si elle est toujours d’actualité.

Le tiers est donc toujours gagnant : la publicité légale lui profite, sauf collusion frauduleuse, mais ne saurait lui nuire, sauf mauvaise foi. On voit le parallèle pouvant être fait avec les limitations statutaires du pouvoir du dirigeant, toujours inopposables aux tiers, même s’ils en ont eu connaissance (Com., 2 juin 1992, n° 90-18.313)… sauf lorsqu’ils les invoquent (Cass. 3e civ., 14 juin 2018 n° 16-28.672).

Jean-Baptiste BARBIÈRI
Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas

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