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La revendication (intrusive) du conjoint de la qualité d’associé

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Lorsque un époux emploie des biens communs pour réaliser un apport ou acquérir des parts sociales, le troisième alinéa de l’article 1832-2 du Code civil accorde à son conjoint la faculté de revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts sociales et ce jusqu’à la dissolution de la communauté. L’intrusion du conjoint dans la société, notamment en période de séparation, présente un risque tant pour l’époux, en raison de la diminution de son poids politique, que pour la société, dont la vie sociale peut être affectée par la crise conjugale. Ces derniers peuvent dès lors se demander comment s’opposer à la revendication de la qualité d’associé par le conjoint.

 

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Dans un arrêt du 21 septembre 2022, destiné à une publication au bulletin, la chambre commerciale de la Cour de cassation apporte quelques éléments de réponse à cette légitime question (Cass. com., 21 sept. 2022, n° 19-26.203). L’affaire en cause relevait du cas d’école en matière de communauté légale. En instance de divorce, l’un des époux avait notifié son intention d’être personnellement associé à hauteur de la moitié des parts sociales de son conjoint et il demandait alors la communication des documents sociaux. Essuyant un refus, l’époux assigna en justice la société ainsi que sa gérante – accessoirement son épouse. La cour d’appel ayant fait droit à cette demande, la société forma un pourvoi en cassation dans lequel elle contestait la revendication de la qualité d’associé par l’autre époux. Pour s’opposer à cette revendication, la société invoquait trois séries d’arguments sur lequel il est intéressant de s’attarder, sans suivre exactement leur ordre de présentation dans l’arrêt.

Revendication et défaut d’affectio societatis

En premier lieu, la société invoquait un défaut d’affectio societatis du conjoint pour faire obstacle à sa revendication de la qualité d’associé. Cet argument est écarté très clairement par la Cour de cassation. Elle énonce en effet que « l’affectio societatis n’est pas une condition requise pour la revendication, par un époux, de la qualité d’associé sur le fondement de l’article 1832-2 du code civil ».

La solution n’est pas nouvelle. La jurisprudence avait déjà eu l’occasion d’écarter un tel argument. En 2013, la Cour de cassation avait retenu que « laffectio societatis n’est pas une condition requise pour la formation d’un acte emportant cession de droits sociaux » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-22.296). Même si la revendication n’emporte pas une cession de droits sociaux, les parts sociales étant déjà communes, la solution était parfaitement transposable à la revendication de la qualité d’associé. D’ailleurs, en 2020, la Cour d’appel de Paris avait précisément considéré que le moyen tiré de l’absence d’affectio societatis de l’époux revendiquant la qualité d’associé était inopérant (CA Paris, 18 févr. 2020, n° 17/08258).

On relèvera, en outre, que l’affectio societatis, au-delà du mystère inhérent à l’emploi d’une expression latine, ne constitue pas une condition distincte du consentement au contrat de société. Or, en revendiquant la qualité d’associé, le conjoint exprime précisément son consentement au contrat de société. Dès lors, ce n’est pas sur le terrain de l’existence du consentement que la société aurait pu se placer, mais davantage sur celui de la licéité du but poursuivi par le conjoint ou, pour employer un vocabulaire antérieur à la réforme du droit des obligations, sur le terrain de la licéité de la cause de l’engagement du conjoint.

Revendication et atteinte à l’autonomie professionnelle

En deuxième lieu, la société invoquait le principe d’autonomie professionnelle reconnue à chacun des époux pour faire échec à l’intrusion de l’autre dans la société. En effet, l’article 223 du Code civil, relevant du régime primaire applicable à tous les couples mariés, consacre la liberté d’exercice d’une profession par chacun des époux. Aussi, et surtout, l’article 1421 du même code confère un pouvoir de gestion exclusive sur les biens communs nécessaires à l’exercice d’une « profession séparée », à savoir une profession indépendante de celle de son conjoint. Au regard de ces textes, la société estimait donc que l’autonomie professionnelle faisait obstacle à la faculté de revendication de la qualité d’associé exercée par le conjoint en application de l’article 1832-2 du Code civil.

Malgré sa pertinence, la Cour de cassation évite de se prononcer sur l’argumentation développée. Elle énonce ainsi dans ses motifs que « les articles 223 et 1421, alinéa 2, du code civil ayant pour seul objet de protéger les intérêts de l’époux exerçant une profession séparée, la société Transports [I] n’est pas recevable à se prévaloir de l’atteinte que la revendication, par M. [I], de la qualité d’associé, serait susceptible de porter au droit de Mme [I] d’exercer une telle profession ». On l’aura donc compris : la société ne peut pas invoquer une atteinte à l’autonomie professionnelle de l’époux associé. Seul ce dernier le peut.

Ces motifs suscitent alors inévitablement une autre question. Si l’époux associé avait invoqué une telle atteinte, aurait-elle permis de neutraliser la revendication de son conjoint ? La chambre commerciale se garde bien d’y apporter une réponse précise. Certains indices autorisent néanmoins à penser qu’une telle argumentation pourrait prospérer à l’avenir. Là où la cour d’appel avait rejeté la demande de la société – et de l’épouse associée – considérant qu’aucune atteinte n’était portée à l’autonomie professionnelle, la Cour de cassation estime pour sa part que la société – seul demandeur au pourvoi – ne peut pas se prévaloir d’une possible atteinte. Assiste-t-on, dans cet arrêt, à une substitution de motifs qui ne dit pas son nom, laquelle pourrait signifier que le motif de la cour d’appel était erroné mais que sa solution pouvait éviter la cassation par un changement des motifs ?

Au-delà de l’interprétation de l’arrêt, il faut néanmoins observer que le chemin de l’atteinte à l’autonomie professionnelle n’est pas nécessairement le meilleur pour opérer un contrôle de la revendication du conjoint. Certes, l’article 1832-2 du Code civil est très souvent critiqué, notamment en raison de la limitation aux seules sociétés de personnes (par opposition aux sociétés émettant des actions). Il est ainsi difficile de comprendre la différence de traitement entre une SARL et une SAS sur le sujet. Cependant, l’esprit de cet article, introduit par la Loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale, est d’accorder à chaque époux la liberté de participer au projet sociétaire de l’autre, lorsque ce dernier emploie des biens communs. Dès lors, il est plus conforme à l’esprit du texte, et c’est toute la logique du troisième argument, de se demander si le conjoint n’a pas renoncé à participer à l’activité sociétaire de l’autre, s’il n’a pas accepté définitivement que l’autre exerce une profession séparée.

Revendication et renonciation tacite

En dernier lieu, la société invoquait une renonciation tacite du conjoint à revendiquer la qualité d’associé que la cour d’appel avait refusé. Les juges du fond avait en effet considéré que cette revendication ne pouvait être qu’ « expresse et non équivoque ». Sur ce point, l’arrêt d’appel est cassé. Au visa de l’article 1134 du Code civil, dans sa version antérieure à la réforme, la chambre commerciale énonce que « la renonciation à un droit peut être tacite dès lors que les circonstances établissent, de façon non équivoque, la volonté de renoncer ».

Ainsi énoncés, ces motifs sont parfaitement classiques. La renonciation, acte juridique unilatéral abdicatif, est formée par la seule volonté du titulaire du droit, sans que l’extériorisation de sa volonté ne soit limitée à une forme particulière. La volonté abdicative peut donc être expresse ou tacite (C. civ., art. 1113, al. 2), sauf disposition légale (Cass. com., 1er juill. 2008, n° 07-17.786) ou conventionnelle contraire (Cass. 3e civ., 9 sept. 2021, n° 20-14.189). En l’absence de telles dispositions, la renonciation au droit de revendiquer la qualité l’associé peut donc être tacite.

Il reste alors à apprécier quelles circonstances permettent d’établir, de façon non équivoque, la volonté du conjoint de renoncer à revendiquer la qualité d’associé. Sur celles-ci, l’arrêt d’appel est particulièrement éclairant. Après avoir participer ensemble à l’exploitation d’une même entreprise, les conseillers ont relevé que les époux avaient décidé « de scinder en deux leur activité par la création d’une SARL ayant pour objet d’exploiter le garage, et d’une autre SARL exerçant une activité de transports routiers, et sont alors convenus que M. M. serait gérant de la SARL exploitant le garage, tandis qu’elle serait gérante de la SARL exploitant l’entreprise de transports routiers » (CA Aix-en-Provence, 29 août 2019, n° 18/16573). Autrement dit, chaque époux avait renoncé à participer à l’activité sociale de l’autre, chaque époux avait accepté que l’autre exerce une profession séparée dans le cadre sociétaire.

Par-delà les arguments pour s’opposer à une revendication tardive, voire intempestive, du conjoint, l’enseignement pratique de cet arrêt ne brille pas par son originalité : en présence d’un associé marié sous le régime de la communauté légale, il faut s’assurer de la renonciation du conjoint dès son entrée dans la société.

Gauthier Le Noach
Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre

 

 

 

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