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L'associé et l'abus de biens sociaux

Lettre CREDA-sociétés 2023-10 du 7 juin 2023

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La Cour de cassation (Crim., 17 mai 2023, n° 22-83.762) semble faire preuve de souplesse quant à l’admission de la constitution de partie civile de l’associé en matière d’abus de biens sociaux. Cette constitution est normalement difficile, mais il peut être possible d’arguer d’une perte de chance « d’investir ses millions mieux donc ailleurs ».

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En l’espèce, différents dirigeants d’une société avaient été poursuivis notamment pour abus de biens sociaux. Deux d’entre eux avaient également été poursuivis pour présentation de comptes annuels infidèles. Une société actionnaire majoritaire ayant récemment pris le contrôle avait alors voulu se constituer partie civile. Le tribunal, comme la Cour d’appel, jugent irrecevable l’actionnaire majoritaire à se constituer partie civile, car il ne présenterait pas de préjudice personnel et distinct de celui de la société.

Pourvoi est alors formé, dont la formulation peut intriguer (outre un moyen sur lequel nous ne nous attarderons pas). Car il argue que les abus ont causé « à la fois, un préjudice social (l’effondrement financier de la société) et un préjudice distinct personnel à l’actionnaire (une perte de chance de mieux utiliser les sommes dépensées et détournées) ». Ainsi, l’abus aurait fait perdre « une chance d’investir ses millions mieux donc ailleurs » et les dirigeants avaient « malgré elle associé son nom [de l’actionnaire] à la mise en lumière médiatique de pratiques illicites ayant conduit le fleuron français du jouet à la ruine ».

Et la Cour de cassation se laisse toucher par ces arguments ; au visa des art. 2 et 593 CPP elle rappelle que « les associés d’une société victime d’un abus de biens sociaux, exerçant non l’action sociale, mais agissant à titre personnel, sont recevables à se constituer partie civile lorsqu’ils démontrent l’existence d’un préjudice propre, distinct du préjudice social, découlant directement de l’infraction », mais qu’en l’espèce les juges du fond ont insuffisamment motivé leur arrêt. Ils avaient en effet argué que « les associés ne peuvent être indemnisés individuellement pour le préjudice indirect subi du fait de l’appauvrissement de la société dans laquelle ils sont intéressés » et qu’ils pouvaient, comme les autres créanciers, récupérer leur investissement par le biais de l’action du liquidateur. Or l’actionnaire alléguait d’un préjudice distinct, l’arrêt est ainsi cassé.

S’il se situe dans une lignée classique, l’arrêt laisse néanmoins entrevoir une évolution à ce sujet.

Une lignée classique

publications

 

La question de la constitution de partie civile de l’actionnaire est lancinante et rappelle, bien entendu, celle de l’action personnelle de l’associé au civil.

Rappelons que la constitution de partie civile, quand elle est exercée par l’associé au nom de la société, est tout à fait recevable, l’abus de biens sociaux causant bien un dommage social (Crim., 19 oct. 1978, n° 77-92.742 ; Crim., 2 avr. 2003, no 02-82.674).

Mais, s’agissant de l’action visant à réparer un préjudice subi individuellement, la solution est tout autre. Anciennement, il était admis que « la recevabilité d’une constitution de partie civile devant une juridiction d’instruction ne saurait être subordonnée à la double preuve, préalablement rapportée par la personne qui se prétend lésée par une infraction, d’abord de l’existence même de ladite infraction, ensuite de l’existence du préjudice dont elle aurait souffert » (Crim., 4 nov. 1969, n° 68-93.573). Par conséquent, était même autorisée la constitution de partie civile par un associé pour un abus de biens sociaux commis dans une filiale, car « pour qu’une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d’instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent d’admettre comme possibles l’existence du préjudice allégué et sa relation directe avec les infractions poursuivies » (Crim., 6 févr. 1996, n° 95-84.041).

Cependant, un revirement, toujours confirmé depuis, avait considéré que « la dépréciation des titres d’une société découlant des agissements délictueux de ses dirigeants constitue, non pas un dommage propre à chaque associé, mais un préjudice subi par la société elle-même » (Crim., 13 déc. 2000,n° 99-80.387 ; Crim. 13 déc. 2000, no 99-84.855).

On reconnaît alors la même logique que celle prévalant en matière d’action individuelle, laquelle ne peut tendre qu’à la réparation de préjudice n’étant pas le « corollaire » (Com., 26 janv. 1970, n° 67-14.787) de celui subi par la société ou encore, quand la société cesse d’être in bonis « la fraction du préjudice subi par la collectivité des créanciers ou par la société débitrice » (Com., 21 juin 2016, n° 15-10.028).

Logiquement, la jurisprudence estime donc que la constitution de partie civile est recevable dès lors que l’associé démontre l’existence d’un « préjudice propre, distinct du préjudice social, découlant directement de l’infraction » (Crim., 9 juin 2022, n° 21-82.545 ; Crim., 3 déc. 2014, n° 13-87.224). La règle est la même en matière de banqueroute (Crim., 22 juin 2022, n° 21-83.036).

Néanmoins, et cela a été souligné (v. sur ce point la thèse de notre collègue Julie Gallois, L’exercice de l’action civile de l’associé, PUAM 2022, spéc. n° 96 s.), la solution n’est pas unifiée pour toutes les infractions.

C’est ainsi que, en matière d’abus de confiance, la Cour considère que « les détournements commis par un associé d’une société en nom collectif, occasionnent aux autres associés, qui répondent indéfiniment et solidairement des dettes sociales, un préjudice personnel et direct » (Crim., 10 avr. 2002, n° 01-81.282). Plus récemment, tout en confirmant la possibilité de cette constitution, elle a néanmoins semblé préciser qu’il fallait établir un « préjudice propre consécutif aux détournements » (Crim., 3 mars 2020, n° 18-86.939).

De même, la Cour de cassation a pu juger que la présentation de comptes annuels infidèles était une infraction « de nature » à causer un préjudice personnel et distinct aux associés, justifiant leur constitution de partie civile (Crim., 16 avr. 2008, n° 07-84.713 ; égal. Crim., 30 janv. 2002, n° 01-84.256).

 

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n° 2023-10 du 7 juin 2023

Lettre creda-sociétés n° 2023-10

 

Une évolution

Une telle disparité peut être critiquée ou bien alors approuvée. C’est ainsi que dans d’autres colonnes nous avions plaidé pour une dissociation de la règle selon les cas de banqueroute. Certains se rapprochent en effet de l’infraction de présentation de comptes annuels infidèles quand d’autres davantage de l’abus de biens sociaux.

Néanmoins, on peut peut-être voir dans l’arrêt sous commentaire une volonté de la Cour de faire évoluer sa jurisprudence pas à pas.

Certes, l’arrêt est inédit. Certes encore, la Cour casse pour insuffisance de motifs, ce qui ne veut pas dire que la constitution de partie civile sera admise, mais qu’il faudra que le juge précise en quoi le préjudice allégué n’est pas distinct du préjudice social.

Mais cela est déjà une avancée, on a vu des arrêts énonçant lapidairement que « le délit d’abus de biens sociaux n’occasionne un dommage personnel et direct qu’à la société elle-même et non à chaque associé » (Crim., 5 déc. 2001, n° 01-80.065). Tel n’est pas le cas ici.

En matière de banqueroute, il est admis que ce préjudice peut être moral (Crim., 30 mai 1994, n° 93-83.933) ou bien consister en la perte de chance par un créancier de récupérer sa créance (Crim., 4 déc. 1997, n° 96-85.729). La perte de chance est également invocable en matière d’action individuelle (Com., 9 mars 2010, 08-21.547 et 08-21.793). En matière d’abus de biens sociaux, la question n’a jamais été tranchée à notre connaissance, mais il a été jugé qu’on ne pouvait admettre la constitution de partie civile de l’associé pour une « perte de chance de percevoir des dividendes » (Crim., 5 déc. 2001, n° 01-80.065). Ce qui n’est pas anormal, car cette « perte de chance » provient alors de l’appauvrissement social.

L’arrêt sous commentaire paraît admettre qu’elle soit possible en matière d’abus de biens sociaux pour un investissement qui se révèle désastreux du fait de l’abus. Pour le préjudice moral, cela paraît moins étonnant.

Les faits de l’espèce étaient relativement particuliers cela dit, car il existait également une présentation de comptes infidèles et l’associé partie civile avait acquis une participation majoritaire peu de temps auparavant. Il n’est donc pas certain que dans un contexte plus classique d’un associé en place depuis longtemps, on puisse admettre la perte de chance comme fondement de sa constitution de partie civile. Néanmoins, on sent frémir la Cour de cassation, laquelle serait davantage encline à reconnaître le préjudice individuel. Ainsi, en matière d’action d’un créancier contre le dirigeant d’une société en société, elle a pu faire preuve de souplesse (Com., 8 sept. 2021, n° 19-13.526).

Cette souplesse sera-t-elle également de mise en matière d’abus de biens sociaux ?

Jean-Baptiste BARBIERI
Maître de conférences en droit privé à l'Université Paris-Panthéon-Assas

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