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Retour sur le dirigeant de fait

Lettre CREDA-sociétés 2022-12 du 7 septembre 2022

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Par plusieurs arrêts, la Chambre commerciale privilégie une conception restrictive de la direction de fait : les juges du fond doivent identifier précisément les éléments permettant de caractériser une « activité positive de gestion et direction » en toute indépendance. De surcroît, il est confirmé qu’en cas de délégation de pouvoirs donnée à un salarié, il faudra prouver le dépassement de pouvoir de ce dernier.

 

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Dans le premier arrêt (Com., 9 juin 2022, n° 19-24.026), un liquidateur a recherché la responsabilité pour insuffisance d’actif de celui qu’il estimait dirigeant de fait de la société débitrice. La Cour d’appel a retenu cette qualification car il avait signé en son nom une convention de trésorerie avec la société mère et un contrat de location gérance, il bénéficiait de surcroît d’un logement onéreux payé par la société, d’avances sur salaire très importantes et il n’avait pas contesté l’absence de prise en charge par l’AGS du paiement de ses indemnités de licenciement. Enfin, il avait représenté la société dans diverses phases de la procédure collective. La Cour de cassation au visa de l’art. L. 651-2 C. com., considère au contraire qu’est dirigeant de fait « celui qui, accompli[t] en toute indépendance une activité positive de gestion et direction de la société débitrice ». La Cour d’appel n’ayant pas relevé qu’il « avait agi en toute indépendance et accompli de faits précis de nature à caractériser une immixtion de celui-ci dans la gestion et la direction de la société » voit donc son arrêt cassé.

Dans le deuxième (Com., 9 juin 2022, n° 21-13.588), un salarié d’une société voit sa responsabilité engagée pour insuffisance d’actif et des sanctions personnelles sont également recherchées. Ici encore, la Cour d’appel estime que le salarié était un dirigeant de fait car il « disposait des plus grands pouvoirs en vertu d’une délégation de pouvoirs » et sa lettre de licenciement indiquait qu’il « exerçait la direction en totale autonomie ». La Cour de cassation casse également, en visant les art. L. 651-2 et L. 653-1 C. com., et énonce que « le dirigeant de fait est celui qui exerce en toute indépendance une activité positive de gestion et de direction de la personne morale », la Cour d’appel s’étant alors déterminée par des motifs impropres à qualifier par le salarié « l’exercice, en toute indépendance […] d’actes positifs précis de gestion et direction de la société […] excédant les limites de sa mission ».

Un autre arrêt postérieur (Com., 6 juillet 2022, n° 20-14.168), moins détaillé, censure une Cour d’appel ayant condamné un prétendu dirigeant au paiement des impôts et pénalités de la société en vertu de l’art. 267 LPF car cette Cour n’avait pas relevé de « faits précis de nature à caractériser l’exercice en toute indépendance d’une activité positive de gestion et de direction », s’étant uniquement fondée sur des témoignages le qualifiant de « gérant de fait ».
Ces arrêts exigent donc une identification précise des actes révélant la direction de fait et soulignent en filigrane que des questions restent ouvertes en matière de direction de fait.

Une identification précise

La formulation retenue pour les actes caractérisant la direction de fait est désormais traditionnelle et peut être retrouvée à l’identique dans de nombreuses décisions (Com., 1er mars 2005, n° 02-20.680 ; Com., 6 oct. 2009, n° 08-15.378 ; Com., 8 janv. 2020, n° 18-20.270), mais également avec de légères variantes : « actes de gestion ou de direction […] exercés en toute indépendance » (Com., 19 mai 2021, n° 19-25.286 et n° 20-14.112) ; « accomplis en toute indépendance » (Com., 21 nov. 2018, n° 17-22.433) ; « [exercer] en toute indépendance, une activité positive de gestion » (Com., 13 févr. 2007, n° 05-12.261).

Ces actes devraient donc être « positifs » mais la précision est sans doute superflue. Par définition, l’on ne saurait reprocher à une personne qui n’est pas dirigeante de l’être devenue uniquement pour s’être abstenue de prendre des décisions. En revanche, la jurisprudence ne fait pas de distinction entre gestion et représentation, alors que l’on aurait pu croire que la direction de fait supposait non seulement une volonté de gérer mais aussi de représenter la société. Les arrêts, favorisant la méthode du faisceau d’indices, se fondent indifféremment sur les deux aspects. De la même manière, des indices tenant à l’étendue des pouvoirs du dirigeant (par ex. pouvoir engager des dépenses importantes : Com., 28 janv. 2004, n° 01-16.355) comme à son comportement (se présenter aux tiers comme le dirigeant : Com., 20 avr. 2017, n° 15-10.425) seront retenus. Dans le premier arrêt, ces deux caractéristiques se retrouvent et révèlent un comportement de dirigeant plutôt que d’employé. Cela ne convainc pourtant pas la Cour de cassation, sans doute par volonté de ne pas ouvrir largement la porte à la qualification de dirigeant de fait, car les actes relevés étaient pourtant bien « précis ».

Concernant le deuxième arrêt, la Cour ne précise pas si ce qui était défaillant dans le raisonnement des juges d’appel était la caractérisation des actes positifs de gestion ou de direction ou bien le dépassement des pouvoirs donnés. Le critère de l’absence de dépassement des pouvoirs confiés à un salarié est en effet classique pour écarter la qualification de dirigeant de fait (Com., 24 janv. 2018, n° 16-23.649). À première vue, on pourrait pencher plutôt vers la seconde option car le salarié « disposait des plus grands pouvoirs » selon la Cour d’appel, ce qui rappelle « les pouvoirs les plus étendus » des dirigeants de droit, visés, notamment, par l’art. L. 223-18 C. com. Mais la Cour de cassation semble plutôt signifier que la Cour d’appel ne peut se fier à une simple appréciation globale et doit identifier précisément les actes positifs en question, ce qui semble corroboré par le rejet, dans le troisième arrêt, de l’appréciation fondée sur les témoignages qualifiant globalement le mis en cause de « gérant de fait ».
Des solutions rigoureuses donc : il faudra identifier précisément les actes positifs de gestion et de direction, sachant que la Cour ne veut pas d’une appréciation trop lâche de la notion, mais de nombreuses questions restent ouvertes.

Des questions ouvertes

Plusieurs interrogations subsistent, que nous soulèverons sans souci d’exhaustivité.

Premièrement, on sait que la Chambre criminelle, au nom de l’autonomie du droit pénal, adopte souvent des conceptions distinctes de la Chambre commerciale. Il en est ainsi en matière de responsabilité envers les tiers du dirigeant (de droit) où elle ne reprend pas le critère de la faute séparable (Crim., 5 avr. 2018, n° 16-87.669 et n° 16-83.984). Mais c’est également le cas concernant le dirigeant de fait et elle a pu approuver une Cour d’appel qui avait retenu que « peu importe que la chambre sociale de la même cour ait pu considérer […] que le prévenu n’était pas gérant de fait, ladite chambre ne disposant pas des divers éléments ressortant de l’enquête pénale et la chambre correctionnelle n’étant pas liée par cette décision » (Crim., 14 déc. 2000, n° 00-81.132) et même inventer la notion de dirigeant de fait d’une entreprise individuelle (Crim., 19 nov. 2008, no 08-81.194), désavouée sur ce dernier point par la Chambre commerciale (Com., 30 juin 2015, no 14-15.984). Il serait bon que les deux chambres se mettent au diapason, d’autant plus que l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif, qui concentre l’essentiel de l’intérêt de la notion de dirigeant de fait extra-pénale, est, par son côté vindicatif, bien proche d’une disposition pénale.

Deuxièmement, on peut être surpris par l’emploi dans le premier arrêt du terme « immixtion ». Des actes positifs de gestion ou de direction accomplis sans pouvoir ne sont-ils pas en eux-mêmes synonymes d’une immixtion ? De plus, l’emploi de ce terme est dangereux car il renvoie à des notions proches de la direction de fait, sans qu’elles se confondent.

  • Par exemple, en droit de la distribution, on sait que la tête de réseau peut être tenue responsable en lieu et place de ses filiales en « s’immisçant dans la gestion de ses filiales de telle sorte qu’elles en perdraient toute autonomie et toute personnalité morale » (Com., 20 mai 2014, nos 12-26.705, 12-26.970 et 12-29.281).
  • En matière de coemploi, la Chambre sociale retient que la notion nécessite « une immixtion permanente de [la société mère] dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière » (Soc., 25 nov. 2020, n° 18-13.769 ; v. déjà Soc., 2 juill. 2014, nos 13-15.208 et s.).
  • Enfin, on sait qu’existait un débat s’agissant de savoir si la simple immixtion était de nature à engager la responsabilité de la société s’immisçant, mais la Cour de cassation a tranché en faveur de la théorie de l’apparence : la société mère n’est tenue que si elle a suscité une situation créant pour le tiers « une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement que cette société était aussi son cocontractant » (Com., 12 juin 2012, n° 11-16.109). La filiale reste donc par principe tenue en cas d’immixtion « simple » de sa mère. C’est exactement l’inverse pour la direction de fait : étant sans pouvoir, le dirigeant de fait ne pourra valablement engager la société et sera seul tenu par l’acte qu’il a passé. La société ne supportera les obligations contractées qu’en cas de mandat apparent donné par celle-ci à son faux représentant (v. notre précédente contribution : Mandat apparent : oblige qui ne peut pas). Il y a donc un risque de confusion entre les deux notions.

Dernièrement, concernant le deuxième arrêt, deux questions peuvent se poser. D’un côté, il est possible qu’une délégation de pouvoirs aussi étendue donnée à un salarié puisse être remise en question. En effet, la Cour de cassation a jugé qu’une convention de management pouvait être annulée pour absence de cause car elle faisait « double emploi » avec les fonctions sociales (Com., 14 sept. 2010, n° 09-16.084 ; Com., 23 oct. 2012, n° 11-23.376 ; contra cependant Com., 24 nov. 2015, n° 14-19.685). Mutatis mutandis, il est tout à fait possible de considérer qu’une délégation aussi large que celle de l’espèce fasse double emploi avec les fonctions sociales – quand bien même la notion de cause a été remplacée – et un ancien arrêt avait sanctionné une délégation de pouvoir « neutralisant » les pouvoirs du dirigeant (Com., 11 juin 1965, n° 63-10.240). Il pourrait s’agir pour les plaideurs d’arguer de la nullité de la délégation de pouvoirs dans un premier temps, pour conclure que le salarié a alors nécessairement agi en dehors de ses pouvoirs et le qualifier de dirigeant de fait.

De l’autre côté, on sait qu’est parfois reconnue une délégation de pouvoirs implicite (Ch. mixte, 19 nov. 2010, nos 10-10.095 et 10-30.215), de sorte qu’il serait possible de contrer l’argument du dépassement de pouvoir par l’invocation d’une telle délégation.

On le voit, de nombreuses questions, tant pratiques que théoriques sont soulevées, gageons que la jurisprudence édifiera peu à peu un régime, tant la qualification de dirigeant de fait est soulevée devant les juges.

Jean-Baptiste Barbièri
Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas, Membre de l’IRDA Paris

 

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