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Une société civile n’est pas engagée par le prêt de nature à compromettre son existence

Lettre CREDA-sociétés 2023-06 du 29 mars 2023

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"Les actes accomplis par le gérant ne peuvent engager la société si, étant de nature à compromettre son existence même, ils sont contraires à l’intérêt social, y compris lorsqu’ils entrent dans son objet statutaire". La formule n’est pas nouvelle ; mais pour la première fois, dans un arrêt du 11 janvier 2023, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dépassant le seul cadre de la garantie de la dette d’autrui, l’applique au prêt souscrit par le gérant d’une SCI (Cass. 3e civ., 11 janv. 2023, n° 21-22.174, F-D).

Depuis 2008, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, suivie avec quelques nuances par la chambre commerciale, considère que la société civile n’est pas engagée par la sûreté octroyée en garantie de la dette d’autrui, et spécialement d’un associé, dès lors que, étant de nature à compromettre son existence même, elle est contraire à l’intérêt social. Si cette solution est applicable aux sociétés de personnes, elle est en revanche écartée en présence d’une société de capitaux relevant du champ d’application de la directive (UE) 2017/1132 du 14 juin 2017. Il en a été jugé ainsi à propos d’une SARL et d’une SAS. Outre l’influence de la directive, l’absence de transposition de cette jurisprudence aux sociétés commerciales à responsabilité limitée s’explique également par la différence des pouvoirs du représentant légal pour engager la société et à la qualification de convention interdite, sanctionnée par la nullité, des garanties et prêts octroyés par la société aux associés personne physique.

L’accueil, par une partie de la doctrine, de la jurisprudence relative aux sociétés de personnes est extrêmement réservé. Trois principaux reproches sont généralement formulés à son encontre : l’absence de fondement textuel, le recours à la notion « insaisissable » d’intérêt social et une atteinte à la sécurité juridique des transactions. Par cet arrêt du 11 janvier 2023, la Cour de cassation ne paraît pas avoir été convaincue par ces différents arguments – mais peut-être parce qu’ils ne sont pas toujours convaincants – et va même plus loin – tout du moins en apparence – en écartant la validité même du prêt souscrit par la société.

Contexte de la solution

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Dans la présente affaire, une SCI a été constituée en 2004 par deux associés, le minoritaire ayant été désigné gérant. La société fit alors l’acquisition d’un bien immobilier. En 2007, par l’emploi de manœuvres frauduleuses, le gérant de la SCI obtint d’une banque – dont on apprend dans l’arrêt d’appel qu’elle déposa par la suite plainte contre le gérant – un prêt relais d’un montant de 384 000 euros garanti par une inscription d’hypothèque sur le bien immobilier de la SCI. Quelques années après, les échéances du prêt n’ayant pas été réglées, la banque engagea une procédure de saisie immobilière à l’encontre de la SCI. L’associé majoritaire fut alors désigné en qualité de nouveau gérant car il reprochait à l’ancien gérant d’avoir souscrit le prêt à son insu et d’avoir détourné les fonds prêtés à son profit.

La SCI assigna donc la banque en nullité ou en déclaration d’inopposabilité du prêt et des actes subséquents tels que l’inscription d’hypothèque. Accueillie en première instance, cette demande fut rejetée par un arrêt du 1er juillet 2021 de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Trois arguments furent retenus pour écarter la demande : 1) il n’était pas établi que la banque avait eu connaissance de la fraude du gérant lors de la conclusion du prêt ; 2) le prêt avait été conclu avec le gérant régulièrement désigné et cette opération entrait « dans l’objet social défini par les statuts » ; 3) les dispositions du droit des sociétés se référant à l’intérêt social concernent les seuls rapports entre associés.

La SCI a alors formé un pourvoi dans lequel elle considère, notamment, que la société ne pouvait pas être engagée par l’acte du gérant, détournant son pouvoir dans son intérêt personnel, qui était de nature à compromettre l’existence de la SCI et était donc contraire à l’intérêt social. Le demandeur de pourvoi invoquait donc la jurisprudence relative à la nullité des garanties de la dette d’autrui octroyées par une société.

Énoncé de la solution

 Téléchargez la lettre Creda-Sociétés n° 2023-06 du 29 mars 2023

Lettre 2023-05

 

Au visa de l’article 1849, alinéa 1er, du Code civil, la troisième chambre civile casse l’arrêt d’appel. Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle le contenu de ce texte, lequel énonce que, « dans les rapports avec les tiers, le gérant engage la société pour les actes entrant dans l’objet social ». Prolongeant l’interprétation de ce texte, la Cour précise, ce qui constitue l’ « attendu » de principe, que « les actes accomplis par le gérant ne peuvent engager la société si, étant de nature à compromettre son existence même, ils sont contraires à l’intérêt social, y compris lorsqu’ils entrent dans son objet statutaire ».

Dans un second temps, elle reproche à la cour d’appel en s’étant déterminée ainsi, « sans rechercher, comme il le lui était demandé, si le prêt souscrit n’était pas contraire à l’intérêt social de la SCI, eu égard au montant de l’emprunt et à l’inscription hypothécaire prise sur son seul immeuble », de ne pas avoir donné de base légale à sa décision.

L’arrêt d’appel est donc cassé car les juges du fond n’ont pas vérifié que l’une des conditions d’application de l’article 1849 du Code civil était remplie. Autrement dit, pour déterminer si le gérant avait commis un dépassement de pouvoir, les juges auraient dû vérifier si le prêt, en compromettant l’existence de la société, n’était pas contraire à l’intérêt social, peu important qu’il entre dans son objet statutaire.

Le fondement de la sanction : le dépassement de pouvoir

Le visa de l’article 1849, auquel se réfère systématiquement la troisième chambre civile, apporte un éclairage précieux sur la jurisprudence relative à la nullité des actes compromettant l’existence d’une société. En appliquant ce texte, la Cour qualifie ces actes, non comme un détournement de pouvoir, mais comme un dépassement de pouvoir. Il s’ensuit que l’argument de la Cour d’appel selon lequel la banque n’avait pas connaissance de la fraude lors de la souscription du prêt est inopérant. En effet, la qualification de dépassement de pouvoir écarte l’application de l’article 1157 du Code civil énonçant que « lorsque le représentant détourne ses pouvoirs au détriment du représenté, ce dernier peut invoquer la nullité de l’acte accompli si le tiers avait connaissance du détournement ou ne pouvait l’ignorer ». De même, l’article 1849 déroge à l’article 1156 selon lequel « l’acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs est inopposable au représenté, sauf si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté ». La connaissance du tiers du dépassement de pouvoir du gérant est sans incidence sur la validité de l’acte.

La référence à l’article 1849 du Code civil permet en outre d’écarter l’argumentation selon laquelle cette jurisprudence ne reposerait sur aucun fondement textuel. De même, la modification du troisième alinéa de l’article 1844-10 du Code de civil opéré par la loi PACTE ne devrait pas remettre en cause la présente jurisprudence rendue dans des affaires antérieures à son entrée en vigueur. En effet, même si cette réforme écarte la nullité des actes et délibérations sociales – mais cela concerne-t-il les actes externes ? – contraires au deuxième alinéa de l’article 1833 du même code, précisant que « la société est gérée dans son intérêt social », l’article 1849 constitue un texte plus spécial dérogeant à cette disposition. Aussi, et surtout, le visa de cet article ne place pas le débat sur le terrain de la nullité, mais sur celui de l’engagement de la société par l’acte litigieux.

L’acte compromettant l’existence de la société n’entre pas dans l’objet social

Il reste alors à expliquer, ce qui est plus délicat, en quoi la souscription du prêt n’était pas susceptible d’entrer dans l’objet social. Il faut observer tout d’abord que, pour la Cour de cassation, la mention d’un acte dans l’objet statutaire n’est pas toujours suffisante pour que celui-ci entre dans l’objet social. Il n’existerait pas une identité parfaite entre « l’objet social » et « l’objet statutaire ». La volonté des associés ne suffirait pas toujours pour faire entrer un acte dans l’objet social et donc pour autoriser le gérant à engager la société à l’égard des tiers.

Certains actes, bien que prévus par les statuts, peuvent ne pas intégrer l’objet social, ou plus exactement peuvent en être exclus, dès lors qu’ils sont contraires à l’intérêt social. Pour autant, pour éviter que l’application de ce critère ne soit l’occasion pour le juge de procéder à un contrôle d’opportunité de l’acte, la Cour de cassation n’admet, en pareil cas, qu’une seule hypothèse de contrariété à l’intérêt social : lorsque l’acte compromet l’existence même de la société.

Même si cela ne ressort pas de la formulation des motifs, la jurisprudence admet – explicitement pour la chambre commerciale – que l’acte compromettant l’existence de la société est valide lorsqu’il est utile à la société. La société peut en effet avoir intérêt dans certains cas à prendre un tel risque si bien que l’acte sera alors conforme à son intérêt. Cependant, au regard du présent arrêt, cette utilité de l’acte compromettant son existence ne peut résulter de la seule existence d’une contreprestation offerte à la société – ce qui est le cas avec un contrat de prêt bancaire– mais de son utilité concrète. Or, dans cette affaire, les fonds prêtés n’ont pas été utiles à la société, mais à son associé minoritaire. Et on arrive alors au ressort essentiel de la solution : l’immeuble n’est jamais la chose personnelle d’un associé !

 

Gauthier LE NOACH
Maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre

 

 

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